Pékin face aux crises périphériques et du centre : le tournant conjoncturel et structurel de la décennie 2020 ?

Emmanuel Veron

Après avoir célébré avec assurance son 70ème anniversaire en octobre 2019, témoignant de la longévité singulière du régime de Parti-Etat, la Chine a connu une décennie 2010, la plaçant parmi les plus grands de ce monde, sans avoir eu à modifier son système politique, tout en ajustant un capitalisme d’Etat autoritaire et dérogatoire, promettant l’accès de son immense marché aux pays occidentaux contre transferts de technologies et accumulation de recettes commerciales.

Malgré quelques actions politiques et économiques en sa faveur (records de visites diplomatiques en écho au « Nouvelles routes de la soie », avancée importante dans la mise en place du RCEP – sans l’Inde), Xi et les organes de pouvoir concentrés autour de sa personne ont essuyé plusieurs coups difficiles tout au long de l’année : guerre commerciale sans fin avec les Etats-Unis (accentuant une perte de vitesse de l’économie chinoise et une crise de l’emploi) et rivalité stratégique durable (technologie, diplomatie et défense), dégradation de l’image de son sharpower à l’international, répression au Xinjiang, crise de Hong Kong, crise porcine (élimination de la moitié du cheptel en pleine année du cochon…). Ces résultats peu flatteurs, en fin de décennie, contrastent fortement avec ceux de la décennie précédente (malgré la crise de 2008-2009). Signes des temps, malgré le changement d’année, de décennie et de signe, les difficultés s’enchaînent avec une célérité nouvelle (élections à Taïwan, CoVid-19, ralentissement de l’économie) en ce premier trimestre de la nouvelle décennie, sans que les précédentes s’amenuisent. Sans spéculations outrancières sur l’astrologie chinoise, l’année du Rat annonce peu ou prou le déroulement des douze prochaines années. Superstitions à part, le pouvoir central sera-t-il en mesure de faire face et sortir de son dilemme géopolitique d’une puissance très vulnérable ? Les multiples crises auxquelles le régime doit faire face, feront plus qu’écorner l’image d’une Chine, qui se perçoit comme une très grande puissance.

70 ans de règne et dilemme géopolitique chinois

La République populaire de Chine (RPC) a réussi un tour de force inédit dans l’histoire : un régime totalitaire puis autoritaire communiste se hissant seconde puissance économique mondiale. Cela a été rendu possible par une philosophie politique non seulement basée sur le sacrifice humain, écologique et économique, mais aussi par l’intelligence stratégique de dirigeants associant système autoritaire et ouverture économique partielle, soutenue par le Parti-Etat. Le système de Pékin a survécu à l’URSS et à sa disparition. N’en demeure pas moins que les autorités centrales craignent toujours un scénario similaire à l’implosion de l’Union soviétique.

La Chine n’a jamais été aussi puissante qu’elle ne l’est aujourd’hui. Même sous les Tang, le rayonnement de l’Empire et son influence n’avaient pas l’aura actuelle. La RPC se perçoit comme une très grande puissance.

Empire ancré dans une matrice continentale depuis plus de deux millénaires, la Chine est structurée dans le temps long par les mouvements centrifuges se transformant en dynamiques centripètes vers la cour impériale (les menaces sécuritaires et les risques de sécession justifient l’expansion de l’empire). L’obstination de l’unité est articulée à l’expansion territoriale. Cette dernière permettant le maintien (sinon la survie) de l’unité et du pouvoir central – toujours éloigné de la mer et des confins arides, dont le pouvoir se méfie.

La continuité géopolitique de la Chine communiste (aujourd’hui pleinement intégré dans le système international) avec son histoire longue est d’une éloquence, que l’on pourrait qualifier non sans peine d’impériale. Une Chine unifiée au centre du monde et entourée de vassaux est une garantie du bon ordre sous le ciel (tianxia). Prééminence de la Chine, système hiérarchique et tributs, humiliations du « siècle de la Honte » et puissance cybernétique sont tour à tour les paramètres géopolitiques de la puissance chinoise et ses arguments pour le maintien au pouvoir du régime. Ainsi, la géopolitique du XIXe siècle devance largement le contemporain en Chine, utilisant scrupuleusement les technologies d’aujourd’hui et de demain (cyber, intelligence artificielle, quantique).

Deng Xiaoping mit le pays sur la voie de la prospérité, en demeurant discret dans le système international. Le défi de l’exposition, si cher à la culture stratégique chinoise du temps long est aujourd’hui incompatible avec le niveau de puissance revendiqué et le rôle que le régime prétend avoir dans le monde. L’exportation d’un discours, d’une imagerie et d’un modèle s’est accéléré avec l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping. Comment continuer de s’exposer lorsque l’on n’a qu’une maîtrise très mince des subtilités de l’international, du lointain et des contextes culturalo-politiques non confucéens ? Au contraire du Japon qui a « réussit » sa modernité sans être occidental, pour paraphraser l’excellent ouvrage de Jean-François Souyri, le régime du Parti-Etat peine à convaincre.

Crises à la périphérie de l’empire ou le sentiment d’être assiégé

La montée en puissance de Pékin s’est continuellement conjuguée avec une affirmation de souveraineté et de sinisation dans l’ensemble des territoires loin de l’autorité centrale. Le Tibet et les tibétains, aujourd’hui discret dans les tabloïdes, faisaient plus parler d’eux il y a encore 10 ou 20 ans. Que ce soit le bastion stratégique pékinois de la mer de Chine méridionale (produit d’une victoire militaire en temps de paix), la mer de Chine de l’Est, le verrou taïwanais, Hong Kong, le Xinjiang, voire l’espace transfrontalier sino-indien (au Tibet), tous sont des territoires à la périphérie chinoise, sinon des marges problématiques pour l’idée d’unité Han post-impériale. Chacun correspond à un type de traitement politique et stratégique. Tous ont une place dans la dialectique de la dépendance et de la puissance dans la stratégie chinoise.

La répression des Ouighours (bien plus ancienne que les révélations dans les journaux britannique et américain) prend sa source dans la nature territoriale de la zone : région autonome ouighours (comme le Tibet, la Mongolie-Intérieure, le Ningxia et le Guangxi). Elle procède d’une construction territoriale issue de la gouvernance de Mao Zedong d’après 1949. Cette région lointaine, non-Han, de surcroît riche en ressources naturelles et composée d’une frontière internationale fera l’objet d’un traitement particulier. Hier focalisée sur la situation tibétaine, l’opinion publique internationale (plutôt occidentale) a découvert avec stupeur la répression des Ouighours et son ampleur aujourd’hui, rappelant l’arbitraire du pouvoir chinois et son regain autoritaire, voire totalitaire. Un régime privilégiant la force et les camps d’internement pour tenir une immense région (1,6 millions de km²), dont la population est inférieure à celle de Shanghai, interroge sur la durabilité d’un tel procédé dans le temps moyen et long.

Hong Kong, pur produit de l’histoire du « siècle de la honte » au sud et en position littorale a été et reste fortement utile à Pékin, pour se hisser grande puissance économique. Véritable sas entre une Chine partiellement ouverte et le reste du monde, Hong Kong connait depuis 2014 et le mouvement des parapluies, une lame de fond qui ne faiblit pas, défiant directement Pékin et sa main mise renforcée et accélérée, en attendant l’agenda de sa pleine intégration à la RPC. Echecs patents du régime communiste, les élections locales fin 2019, la poursuite sur plusieurs mois des mouvements et des revendications témoignent des difficultés de la gestion autoritaire du statut de région d’administration spéciale et la transformation politique de Hong Kong.

La situation de Hongkongaise depuis mai-juin 2019 a galvanisé l’électorat taïwanais en janvier dernier autour de la Présidente sortante Tsai Ing-wen. Plus encore, le statut singulier de verrou stratégico-militaire (protégé par les Etats-Unis) d’une part et les ingérences répétées, sans discrétions et brutales de Pékin, en plus de la désinformation lors de élections d’autre part, redonnent un souffle nouveau à l’île, malgré un isolement diplomatique accru. Le discours de la présidente réélue insistait sur la souveraineté et la démocratie de l’île, faisant de Taïwan un « bastion de liberté » dans l’Indo-Pacifique. L’élection du mois de janvier à Taïwan révèle aux Chinois et au reste du monde que le « modèle » proposé par Pékin ne séduit pas. Plus encore, le vide le concernant est difficilement rééquilibrer par un sharpower au chausse-pied. Un contre-exemple de ce que les démocraties libérales proposent, malgré un manque de confiance en elle de certaines opinions occidentales.

Si la Chine se sent comme assiégée, le durcissement politique de l’ère Xi Jinping n’a fait que renforcer les alliances américaines autour de la Chine et d’autre part, sortir de l’ombre les velléités chinoises, dont le projet des « Nouvelles routes de la soie » ne parvient plus à convaincre, voire à devenir une prophétie auto-réalisatrice irréalisable.

Crise au centre et vulnérabilité des « pays du milieu »

Les crises aux approches de la Chine confucéenne s’accumulant à mesure de son ascension, une crise sanitaire, dont on ne connaît pas l’issue, a émergé au cœur de la Chine des historiques 18 provinces (Han, densément peuplées, industrialisées et aménagées), dans la ville du « Han martial » – Wuhan (武汉) à la veille du Nouvel An, temps des changements, du retour au foyer et de fête. Alors que la période du Nouvel An occasionne plusieurs milliards de déplacements humains, les autorités locales ont tardé à informer les autorités centrales de l’ampleur de l’épidémie et des éléments de contexte de cette dernière. Pékin a tardé à communiquer et à réagir. Il y a eu pourtant bon nombre de précédents de transmission d’un animal à l’homme, puis de transmission interhumaine (un par an environ : H1N1, H7N9, H5N1…et surtout le SRAS). Les autorités de Wuhan ont dissimulé, sinon édulcoré plusieurs informations, pour ne pas inquiéter et être sanctionnées. Les premières têtes sont déjà tombées.

Si la période du Nouvel an a retardé la gestion de crise, les autorités centrales n’en n’ont pas moins mis en œuvre des mesures radicales de confinement et de quarantaine de Wuhan, de la province du Hubei et de l’ensemble du pays pour freiner l’épidémie du CoVid-19. Le pays tout entier connaît des mesures drastiques de contrôle et d’isolement. Le séquençage du virus et la transmission des informations à l’OMS et à l’Institut Pasteur a été elle, très rapide selon les experts.

Discret les premières semaines, Xi Jinping a effectué une première sortie à Pékin, le montrant prudent et pédagogique (masqué, évitant le contact physique). Il engage la Chine dans une « guerre du peuple contre le diable » et admoneste chacun à garder confiance, qualifiant Wuhan de « ville des héros ». Le CoVid-19 devient un objet politique très compliqué.

Beaucoup de choses restent floues, inconnues et contradictoires. Tout est dit et son contraire, plus d’un mois et demi après les premières détections d’infections. Le bilan provisoire au 17 février 2020 est de plus de 70 000 cas pour 1 770 décès touchant la plupart des continents avec une très forte concentration en Chine, puis en Asie. Les méthodes de comptage interrogent, notamment suite à un rétropédalage après la détection de 15 000 nouveaux cas en Chine en une seule journée. La pénurie de masques, de matériels et d’équipements (malgré la reconversion d’usines et la mise au travail forcé) s’ajoutent à la peur et la suspicion que les individus masqués ne peuvent dissimuler.  Partout des barrières, des murets, des murs s’érigent pour se prémunir du virus. La Chine et les Chinois se murent, renouant avec la symbolique de la muraille et de l’enceinte, rempart contre les menaces. Plusieurs pays frontaliers de la Chine ont rapidement fermé leur frontière, les vols internationaux des compagnies occidentales sont annulés jusqu’à nouvel ordre, tandis que les diplomates chinois s’évertuent à la reprise des vols.

Les flux humains et de marchandises (l’origine de la richesse économique de la Chine des réformes depuis l’ère Deng Xiaoping) sont quasi à l’arrêt, affectant durablement les chaînes de production et d’approvisionnement. La Chine représente 20 % du PIB mondial et un quart du échanges mondiaux de conteneurs. Les artères économiques chinoises se tarissent. L’impact est déjà perceptible dans l’industrie automobile, le prix des matières premières et d’autres biens de consommation. La situation, tant en Chine que dans le monde, n’est pas et ne sera pas tenable plus longtemps. Si les usines chinoises sont toujours désertées, des situations de pénuries vont voir le jour très rapidement et les chaînes de transport international sont désorganisées en profondeur. Début février, la Banque populaire de Chine a injecté 1 200 milliards de Yuans (soit 174 milliards de dollars) pour soutenir l’économie nationale. Cette somme colossale ne suffira pas à encaisser le choc économique et financier, dont on ne connaît pas encore l’envergure totale, là où les problématiques économiques lourdes ne disparaissent pas : endettement public et privé à plus de 250 % du PIB, secteur bancaire et financier douteux, crise de l’emploi, tassement de la croissance, transition énergétique etc.

L’autoritarisme de l’administration Xi pouvait faire penser, par fermeture et toilettage systématique des médias que les mouvements de contestation et de révoltes seraient cantonnés aux espaces périphériques de la matrice géographique chinoise. La mort du médecin de 34 ans Li Wenliang, à Wuhan a provoqué un véritable raz de marée dans l’opinion, s’exprimant très abondamment sur les réseaux sociaux (WeChat en particulier). La Chine, l’Internet et les réseaux sociaux n’étaient pas ce qu’ils sont aujourd’hui du temps des crises sanitaires du SRARS et du sang contaminé du début des années 2000. Jusqu’où fermer l’Internet ? L’application de mesures réservées aux régions « spécifiques » du grand Ouest à l’instar du Xinjiang serait-elle envisageable à l’ensemble du pays. Probablement pas. N’empêche que la colère populaire (plusieurs milliards de messages échangés) contre la censure, l’incompétence des responsables et la réclamation de la liberté d’expression ne faiblit pas.

Li Wenliang, nouveau martyre, rappelle l’émoi de l’opinion publique chinoise après le décès de Hu Yaobang en 1989. Pour autant les protestations sur les réseaux sociaux restent virtuelles, en rien structurées dans un espace public physique, qui lui est pour l’heure encore quasi vide d’homme.

Les Chinois redoutent le chaos

Si les conceptions cosmogoniques chinoises du passage du chaos au cosmos ont permis la civilisation, il n’en demeure pas moins que l’accumulation des désordres, des catastrophes et des grands traumas suscitent un changement majeur à venir.

La gestion de crise du CoVid-19 intervient à un moment de questionnement profond sur le niveau réel et les capacités de puissance du régime de Parti-Etat. Le système de santé Chinois en réforme depuis plus de 30 ans est très rudement mis à l’épreuve, autant que la capacité des autorités centrales à traiter la crise. Xi Jinping sera-t-il capable de faire preuve d’ouverture (réelle) et recevoir l’aide de l’étranger ? Les mesures d’urgence ne sont pas durables. Il est beaucoup question de résilience et de mandat du ciel. L’immensité de la Chine, sa pluralité et sa complexité peuvent être utiles à un pouvoir autoritaire, qui a l’expérience de l’histoire longue et s’accommode des scénarios compliqués, sur fond de mobilisation générale. Alors que l’agenda pékinois est fixé jusqu’en 2049, où la Chine devrait atteindre tous ses objectifs de puissance, l’exercice du pouvoir n’a jamais été aussi difficile, complexe et incertain pour Xi Jinping, plus largement pour le système politique.

Si plusieurs spécialistes ont été tenté de miser sur l’effondrement du régime, depuis au moins la répression sanglante de la place Tian’anmen en 1989, la décennie 2020 sera sans aucun doute le temps de la remise en question de la crédibilité et de la légitimité de la puissance chinoise.  

Emmanuel Véron

17/02/2020

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