Le sommet de l’Organisation de coopération de Shanghai des 15-16 septembre 2022 : un programme politique ambitieux sur fond de conflits majeurs

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Crédit photo : MEA Photo Gallery (licence CCA).

ThucyBlog n° 246 – Le sommet de l’Organisation de coopération de Shanghai des 15-16 septembre 2022 : un programme politique ambitieux sur fond de conflits majeurs

Par Aleksandra Bolonina, le 5 octobre 2022

L’Organisation de coopération de Shanghai est née en 1996, au lendemain de la chute de l’URSS, sous le format de « groupe de Shanghai » qui comptait parmi ses membres la Chine, le Kazakhstan, le Kirghizistan, la Russie et le Tadjikistan. Le groupe s’institutionnalise en 2001 et devient l’Organisation de coopération de Shanghai. Elle se fixe comme objectif la coordination et la coopération en matière de lutte contre les « trois forces du mal », à savoir le terrorisme, le séparatisme et l’extrémisme. En plus des enjeux sécuritaires, la coopération entre les Etats membres se développe également dans le domaine économique à travers notamment l’Unité interbancaire de l’OCS et le Conseil d’affaires, son entité non-gouvernementale. Malgré son programme ambitieux, la raison d’être de l’OCS n’est pas évidente à l’heure actuelle et le 22e sommet de l’Organisation, qui s’est déroulé à Samarcande, en Ouzbékistan les 15 et 16 septembre, a révélé certains différends profonds qui divisent ses Etats membres.

Les non-dits du sommet de l’OCS

Si l’OCS déclare promouvoir les relations interétatiques basées sur « la confiance, le respect mutuel, l’égalité, le respect de la diversité des civilisations, et la poursuite d’un développement commun »[1], conformément à l’« esprit de Shanghai », ces principes semblent ne pas être au rendez-vous à la veille du sommet. Plusieurs conflits d’intensités diverses divisent les Etats membres et Etats partenaires de l’OCS, sans pour autant être abordés explicitement par les participants du sommet.

D’une part, le plus gros « éléphant dans la pièce » a été la guerre en Ukraine. Tandis que ce que la Russie nomme « opération spéciale » se déroule depuis sept mois et qu’une « mobilisation partielle » y a été déclarée le 21 septembre, elle n’a été ouvertement abordée que par Vladimir Poutine, portant des accusations contre les pays occidentaux et pointant du doigt les « contours hideux du monde unipolaire »[2]. Seul Narendra Modi, Premier ministre indien, a rappelé de manière subtile lors de sa rencontre avec le président russe que « l’heure n’est pas à la guerre » et a souligné l’importance de « la démocratie, de la diplomatie et du dialogue »[3]. Ce thème est en effet une question épineuse pour les autres Etats membres car toute mention du sujet oblige à un certain positionnement en la matière, ce que cherchent justement à éviter la plupart des participants. De plus, un enjeu aussi clivant risque de briser l’image positive de l’OCS que les Etats membres, et avant tout la Chine et la Russie, essaient de construire afin de la présenter comme « la communauté du destin commun » et « un des facteurs constructifs dans les affaires internationales et régionales »[4].

Par ailleurs, deux conflits frontaliers ont jeté leur ombre sur le sommet de l’OCS. Ainsi, l’Arménie et l’Azerbaïdjan sont entrés dans une nouvelle phase intense du conflit autour du Haut-Karabakh depuis le 13 septembre dernier qui a résulté en plus trois cents de victimes de deux côtés. Faisant suite à la défaite d’Erevan face à Bakou il y a deux ans, cet affrontement a démontré non seulement la fragilité des accords signés le 9 novembre 2020 mais aussi l’incapacité de la Russie à se positionner comme intermédiaire politique dans le Caucase du Sud et à faciliter la résolution de ce conflit. La fragilisation de ses positions dans la région se sentait déjà au printemps dernier à l’occasion d’un échange des accusations mutuelles entre Bakou et Moscou au sujet des forces de maintien de la paix de cette dernière. Par ailleurs, c’est également l’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC), structure sécuritaire mis en place sous l’égide de la Russie, qui s’est démontrée inefficace dans le contexte de ce conflit : Nikol Pachinian s’est une nouvelle fois adressé à l’OTSC pour recevoir de l’aide mais n’a reçu que des déclarations formelles comme réponse, ce qui a provoqué des manifestations populaires à Erevan appelant au retrait de l’Organisation. Le Premier ministre arménien, contesté à l’intérieur du pays, a préféré donc ne pas assister au sommet de l’OCS où, à l’inverse, étaient bien présents les chefs d’Etat de l’Azerbaïdjan mais aussi de la Turquie, son alliée.

Par ailleurs, le 14 septembre un conflit a éclaté à la frontière entre le Tadjikistan et le Kirghizistan, faisant également une centaine de victimes avec l’évacuation de la population civile de l’oblast de Batken. Depuis la chute de l’URSS, quelques 150 cas d’affrontements ont eu lieu dans cette zone et, si une trêve a été signée le lundi 19 septembre, il est peu probable que cet incident soit le dernier. Cet espace abrite de nombreuses enclaves, comme notamment l’enclave tadjkistanaise de Voroukh sur le territoire du Kirghizistan, ce qui provoque des litiges entre les populations de deux côtés de la frontière quant à la communication entre l’enclave et le territoire principal du Tadjikistan, et quant à la répartition des ressources hydrauliques. Comme dans le cas de l’Arménie, l’OTSC s’est limitée à faire quelques déclarations appelant à la paix sans que des mesures concrètes ne soient prises. Les deux chefs d’Etats, Sadyr Zhaparov et Emomali Rahmon, bien qu’ayant assisté au sommet de l’OCS, ont préféré ne pas évoquer le sujet.

A la lumière de ces événements, se pose la question de voir si l’élargissement de l’OCS est justifié et compatible avec les buts de l’Organisation. Rappelons qu’en plus des membres fondateurs et de l’Ouzbékistan qui les a rejoints en 2001, l’Inde et le Pakistan sont devenus membres de plein droit en 2015. La candidature de l’Inde, avec laquelle la Chine partage des différends territoriaux, avait été froidement accueillie par la Chine et Xi Jinping a souligné dans son discours du 16 septembre que la Chine prônait une « approche positive et précautionneuse » en matière d’élargissement de l’OCS, alors que les deux dirigeants politiques se sont assez peu entretenus à l’occasion du sommet.

En plus des Etats membres, quatre Etats ont le statut d’observateurs au sein de l’OCS, à savoir l’Afghanistan (depuis 2012), la Biélorussie (depuis 2015), l’Iran (membre permanent dès 2023) et la Mongolie. De plus, six Etats ont le statut de partenaires de dialogue de l’OCS : l’Azerbaïdjan, l’Arménie, le Cambodge, le Népal, la Turquie et le Sri Lanka[5]. Le Qatar et l’Egypte sont également sur le chemin pour devenir partenaires de l’Organisation. Si l’élargissement de l’OCS est en soi un phénomène positif, l’inclusion de nouveaux membres est discutable dans la mesure où l’Organisation peine à absorber les différends entre ses membres actuels.

« S’il te semble soudain qu’un ami
n’est plus ami ni ennemi
et que tu ne saurais décider
si l’ami est bon ou mauvais… »
Vladimir Vysotsky « Chanson sur l’ami »

La vocation de l’OCS sujette aux interprétations

Selon la Déclaration de Samarcande adoptée à l’issue du sommet de septembre 2022, les Etats membres « confirment leur attachement à la formation d’un ordre mondial plus représentatif, démocratique, juste et multipolaire » et voient en l’OCS « un nouveau modèle de coopération régionale », « en s’appuyant sur la proximité ou la coïncidence des évaluations des enjeux actuels régionaux et internationaux »[6]. Néanmoins, certaines dispositions de la Déclaration paraissent abstraites, tandis que d’autres – comme le « non-usage de la force ou menace » ou le « respect mutuel de la souveraineté » – ne sont manifestement pas respectées en pratique. Cette ambiguïté découle du fait que la vocation même de l’organisation ne fait pas l’objet d’un consensus parmi ses Etats membres.

Ainsi, la Déclaration de Samarcande fait référence à l’exclusion des « approches de bloc, idéologisées et de confrontation », ce qui est pour le moins douteux au vu des ambitions politiques de la Russie et de la Chine. Engagées toutes les deux, bien qu’à des degrés divers, dans une confrontation politique avec les pays européens et les Etats-Unis, elles ont pour objectif d’établir un nouvel ordre mondial pour « remplacer celui instauré par l’Occident collectif »[7]. A cet effet, elles se sont attachées à se montrer solidaires à l’égard de leurs dossiers les plus sensibles. Ainsi, Vladimir Poutine a pris le soin de remercier « les amis chinois pour leur positionnement équilibré à l’égard de la crise ukrainienne », tout en reconnaissant les « inquiétudes » qu’elle ait pu provoquer[8]. Il a également réitéré son soutien au principe de « Chine unique » en dénonçant les « provocations étasuniennes dans le détroit de Taiwan ». De son côté, Xi Jinping a affirmé que la Chine « est prête à démontrer avec les collègues russes l’exemple d’une puissance mondiale responsable et à jouer un rôle de premier plan pour ramener le monde en changement rapide sur la trajectoire du développement stable et positif »[9]. La Chine exprime ainsi sa solidarité avec la Russie, sans pour autant aller jusqu’à accorder son approbation et soutien ouverts à l’opération militaire russe en Ukraine et tout en gardant avec Moscou une certaine distance. Curieusement, Xi Jinping n’est pas apparu sur certaines photos communes du sommet et n’a pas assisté au dîner – présumablement par précaution en raison de la Covid-19.

Cependant, l’intention de faire « amitié contre » n’est pas partagée par tous les Etats membres de l’OCS, et notamment par les Etats d’Asie centrale. Fidèles à leur politique multivectorielle qui leur permet de compenser le différentiel de puissance avec leurs voisins comme la Chine et la Russie, les Etats de la région cherchent à diversifier leurs partenariats extérieurs et préfèrent éviter de se positionner sur des dossiers aussi clivants. Ainsi, Kassym-Zhomart Tokaïev, président du Kazakhstan, et Shavkhat Mirziyoïev, président de l’Ouzbékistan, ont souligné tous deux que « l’autorité et la popularité de l’OCS sont dues au fait qu’elle n’entre pas dans une logique de bloc et de confrontation » et qu’elle doit de ce fait rester « ouverte et orientée vers une coopération internationale large ». En soulignant que l’Asie centrale constitue le « noyau géographique » de l’OCS, les deux dirigeants ont mis l’accent sur les enjeux pressants économiques et sécuritaires, notamment sur « la mise en œuvre des projets économiques d’envergure » et la « transformation de l’OCS en une plateforme globale économique »[10].

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Plus de vingt ans d’existence de l’OCS révèlent une certaine désillusion de ses Etats membres, y compris la Chine et la Russie, se traduisant par une multiplication des initiatives parallèles à l’OCS.

Ainsi sur le plan économique, les deux Etats sont engagés dans la promotion de leurs propres projets régionaux en Asie centrale – celui de l’Union économique eurasiatique dans le cas de la Russie et l’Initiative de la ceinture et la route (Belt and Road Initiative) dans le cas de la Chine. Si leur attelage (сопряжение/对接avait été longuement discuté au plus haut niveau avant de tomber dans l’oubli, la coordination entre les deux projets est en réalité circonstancielle et ne passe pas forcément par l’OCS, du fait des désaccords qui divisent les deux pays.

De façon semblable, en matière de coopération sécuritaire, domaine clé de l’OCS, la Chine et la Russie ont préféré s’investir davantage dans leurs propres initiatives régionales. En plus de la coopération bilatérale avec les Etats de la région, la Russie cherche – avec de moins en moins de succès – à s’ériger en pourvoyeur de sécurité régionale par le biais de l’OTSC, tandis que la Chine vise à assurer la sécurité de la réalisation de ses projets économiques en Asie centrale en recourant aux sociétés privées de sécurité. De surcroît, la Chine a lancé en 2016 un Mécanisme quadrilatéral de coopération et de coordination avec le Tadjikistan, l’Afghanistan et le Pakistan, elle aurait établi son contrôle sur une base militaire au Tadjikistan et elle finance la construction d’une seconde.

Le sommet de l’OCS des 15-16 septembre a donné l’impression de rassembler des Etats solidaires entre eux, qui cherchent à promouvoir un ordre mondial alternatif à celui établi par l’« Occident collectif » et à faire respecter « le droit des peuples à choisir indépendamment et démocratiquement la voie de leur développement politique et socio-économique ». Toutefois, cette unité de façade ne saurait cacher les différences et les différends majeurs qui divisent ses participants et la volonté, sous la couverture des « ingérences étrangères dans les affaires intérieures », de maintenir des régimes autoritaires au pouvoir. L’attachement illusoire aux principes proclamés par la Déclaration de Samarcande par tous les membres de l’OCS s’est montré sous une nouvelle lumière à l’heure où des affrontements violents éclatent entre ses propres Etats membres et avec leurs voisins.

[1] « Qu’est-ce que « l’esprit de Shanghai » ? », XinhuaNet, le 2 juin 2016.

[2] « Саммит ШОС: Путин хвалит Пекин за позицию по Украине и критикует Запад » (vidéo), chaîne Youtube Euronews in russian, 15 septembre 2022.

[3] « Sommet de l’OCS: Modi dit à Poutine que l’heure «n’est pas à la guerre» », RFI, 16 septembre 2022.

[4] « Texchaîne Youtube Euronews Russia, 15 septembre 2022 ; « Ste intégral de l’intervention du président de la RPC Xi Jinping lors du 22e session du Conseil des chefs d’Etat de l’OCS », Xinhua News (Russia),16 septembre 2022.

[5] Site officiel de l’OCS [En ligne] Accessible à : rus.sectsco.org/docs/about/faq.html.

[6] « Déclaration de Samarcande du Conseil des chefs d’Etats membres de l’Organisation de coopération de Shanghai », 2022 [En ligne] Accessible à : http://rus.sectsco.org/load/913203/ (consulté le 20 septembre 2022).

[7] Arkady Doubnov, Аркадий Дубнов. « «Бородатые лица», «сын Шанхайского полка» и как жить без Нур-Султана », Rosbalt, 16 septembre2022.

[8] « Саммит ШОС: Путин хвалит Пекин за позицию по Украине и критикует Запад » (vidéo), chaîne Youtube Euronews in russian15 septembre 2022.

[9] « Встреча Председателя Си Цзиньпина с Президентом России Владимиром Путиным », Ministère des affaires étrangères de la RPC, 15 septembre 2022.

[10] « Выступление президента Казахстана Касым-Жомарта Токаева на заседании Совета глав государств – членов ШОС в расширенном формате », Kazakhstan Today16 septembre 2022 ; « Выступление Президента Шавката Мирзиёева на заседании Совета глав государств–членов ШОС (полный текст) », Review.uz16 septembre 2022.

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