Surcouf. La fin du monde corsaire – Note de lecture

_

Michel Vergé-Franceschi, Surcouf. La fin du monde corsaire. Passés Composés, 2022, 349 p.

Six ans après la parution de L’Histoire des pirates et corsaires, dirigée par Gilbert Buti et Philippe Hrodrej[1], l’historien maritimiste Michel Vergé-Franceschi[2] s’attache à la personnalité de Robert Surcouf (1773-1827), corsaire[3] et armateur malouin. De lui, l’Histoire retient un marin de légende, défiant ledestin avec un culot et une fougue sans égal.

Loin d’une énième biographie classique et linéaire du corsaire, cet ouvrage constitue une sorte d’analyse spectrale de Surcouf dans ses différentes facettes : le poids de sa famille, les réseaux francs-maçons, l’influence de ces « Messieurs de Saint-Malo [4]» sur son parcours. Corsaire certes, guerrier fougueux assurément, Surcouf était aussi une excellent gestionnaire, armateur et négociant avisé. L’historien ne passe pas non plus sous silence sa carrière de capitaine négrier.

Portrait anonyme de Surcouf–1820-Musée d’histoire maritime de Saint-Malo

L’ouvrage s’organise en neuf chapitres. Les sept premiers sont consacrés à l’environnement familial de Surcouf. Celui d’une lignée issue d’un pauvre hère venu du Bas-Cotentin, accédant par la suite au rang de petits notables, enrichis par le commerce international et la course, et parvenant à s’élever dans la hiérarchie sociale en investissant ses gains dans les terres bretonnes avoisinantes. De pauvres calfats[5] ils ont gravi la hiérarchie sociale grâce à la mer comme lieutenants, corsaires, armateurs, capitaines. L’historien, familier de la prosopographie[6], met ici en lumière le rôle jouée par sa famille, y compris la mémoire des ascendants, telle celle de son grand-père Robert Surcouf II (1671-1720), premier capitaine-corsaire de sa lignée, familier de la courseL’auteur se livre également à l’exercice des Vies Parallèles en comparant le parcours de Surcouf à ceux d’autres illustres navigateurs[7] :

  • Celui d’abord du Malouin Bougainville, son frère en franc- maçonnerie, compagnon d‘armes du père de Surcouf de la guerre de Sept Ans, qui ont cultivé de la hargne à l’égard de l’Angleterre. M. Vergé Franceschi le distingue toutefois de Surcouf en voyant dans Bougainville l’archétype de l’officier-savant du XVIIIe siècle: 

« Bougainville, combattant de la guerre d’Amérique, semble incarner le Nouveau Monde, celui de la Liberté. Surcouf, négrier par tradition, fait davantage songer à l’Afrique et à l’Ancien Monde, celui de la servitude ».

  • Celui de Duguay-Trouin ensuite,  la « gloire » du port de Saint-Malo. Embarqué dès l’âge de 16 ans, il se lança avec témérité dans des abordages de bâtiments anglais. Son haut fait d’armes fut en 1710 la prise de Rio de Janeiro. Duguay- Trouin fut recruté dans la marine royale comme capitaine de frégate, puis de vaisseau, avant d’être anobli en 1709. Duguay-Trouin symbolise la méritocratie louis-quatorzième ouvrant la carrière d’officier à la roture, à laquelle Louis XVI avait stupidement mis fin en réservant à partir de 1780 les grades d’officiers à ceux qui avaient un père, un grand-père nobles selon les édits du comte de Ségur.  Surcouf, en revanche, se refusa toujours à embrasser une carrière de marin du roi, faite de gloire mais peu rémunératrice , et resta un marin « privé ».

Dans le chapitre « Une revanche à prendre », l’auteur fait litière de la légende du Surcouf aventurier pour le décrire en authentique héritier, aidé dans sa carrière par ses oncles (Leclerc, Pottier de la Houssaye), ses cousins (Devaux et Deshaies) dont les opérations corsaires lui permirent d’acquérir une vaste patrimoine malouin et normand de 800 hectares, au point de voir en lui « un véritable personnage balzacien né dans une famille où la mer n’est pas une « aventure » mais un « moyen ». Il exerça le même métier que celui de son père et de son grand-père. À terre, comme dans l’océan Indien, il fut sans cesse entouré par ses oncles et cousins. Son grand-père possédait 10 % des armements malouins. On est loin de la représentation d’un héros légendaire, sorti de nulle part et parti à l’aventure des mers et océans[8].

Pour l’historien, Surcouf ne peut être réduit à un simple produit de la course malouine; il sort du monde de la mer : un monde fait de calfats et de pilotins[9] d’origine modeste, devenus maîtres et lieutenants au XVIIe siècle, un monde de seconds et premiers capitaines au XVIIIe siècle, devenus armateurs, négociants et assureurs, mais aussi un monde qui juxtapose des capitaines corsaires et des capitaines négriers , côté paternel[10], avec des chefs d‘escadre et des lieutenants généraux des armées navales, tel Duguay-Trouin, côté maternel. A l’instar de son cousin Duguay-Trouin, de son contemporain le Malouin Chateaubriand, Surcouf ne peut être circonscrit à un espace géographique, Saint-Malo, car celui-ci est trop restreint : ils appartiennent tous trois à un espace-monde.

Une fois les cadres de l’étude posée, Michel-Vergé-Franceschi présente, dans les chapitres 7 et 8, les principales étapes de la carrière de Surcouf et de son environnement : l’ascension, commencée à 14 ans, embarqué en 1787  comme pilotin sur le Héron de son oncle Leclerc faisant du cabotage de Saint–Malo à  Cadix, son séjour entre 1788 et 1792 en océan Indien avec les campagnes de course et de traite négrière, marquées par un naufrage dans le canal du Mozambique, loin de la Révolution française, qui remettait en cause le système de la course[11],  entre 1793 et 1796, ses campagnes en Océan Indien, avec comme port-base Port-Louis (Ile Maurice), et la poursuite de la course et de la traite (l’esclavage ne fut aboli par la Convention que le 4 février 1794), se terminant par un procès intenté à son encontre pour des faits de prise illégale, du fait de la survenue de l’interdiction de la course, où il reçut le soutien de la franc-maçonnerie et de la presse, pour être finalement acquitté par le Conseil des Cinq-Cents (le législateur du Directoire ayant déclaré la course légale), la poursuite active de la course, marquée par une exploit demeuré légendaire : la prise, le 7 octobre 1800, au large de Calcutta, du Kent, gros navire de commerce anglais, chargé d’armes, d’articles de vaisselle, de mercerie, de vêtements, de 1801 à 1807, le retour à Saint-Malo, marié, armateur à terre, enrichi, qui fut  aussi le temps des honneurs, reçu en 1803 par Bonaparte et fait chevalier de la Légion d’Honneur en 1804 ;  entre 1809 et 1814, l’action de Surcouf se cantonna, comme armateur et non plus capitaine, à l‘armement à partir de Saint-Malo et à des campagnes en Manche. Son dernier haut fait fut le combat de son bâtiment Le Renard, qui coula en Manche une corvette anglaise le 18 septembre 1813[12], entre 1815 et 1827, année de sa disparition, Surcouf mena une vie de bourgeois malouin, amateur de bonne chère, prodigue en achats de terres, –constructeur de navires au grand et petit cabotage à destination de Terre-Neuve, de Saint-Pierre-et-Miquelon et de l’Océan Indien, persistant à pratiquer la traite ( 6 expéditions), dans une contexte de discrédit croissant de la course (En 1823, Louis XVIII ne délivra plus de lettres de marque).

Au terme de son livre, Michel-Vergé-Franceschi parvient à dresser une modélisation de la personnalité de Surcouf en la situant dans le contexte socio-politique de son époque. Ce qui fait l’originalité de l’ouvrage est l’intérêt pour les questions des réseaux entourant Surcouf : celui de sa parentèle enrôlée sur ses navires, celui de Saint-Malo[13], celui de la franc-maçonnerie maritime.

Mais à la différence des Jean Bart, d’Abraham Duquesne, de Duguay- Trouin qui n’hésitèrent jamais à mettre leur épée au service du royaume, Surcouf fut et resta une « marin privé », animé par le sens de la « spéculation », fruit de ses prises.  Héritier de 20 000 livres à la mort de ses parents, il en légua plus de 1 100 000 (soit 50 000 louis d’or de 20 francs), donc une fortune multipliée par cinquante.

L’auteur le voit aussi en « rebelle conservateur à la lumière de deux mondes », ou du « nageur entre deux rives » de Chateaubriand. Robert Surcouf symbolise une série de changements entre deux mondes, celui de sa jeunesse (1773-1789), celui de l’Ancien régime, dont les valeurs, les repères, les valeurs volèrent en éclat et celui qui suit ( 1789-1827) celui de l’époque contemporaine, où la « fameuse naissance » devint soudain un handicap au lieu d’être un privilège.

Au total, il s’agit d’un bel ouvrage d’historien. M. Vergé-Franceschi a le mérite de ne pas être l’hagiographe de Surcouf, et de démonter la « légende » du Surcouf aventurier pour le replacer dans le contexte de son réseau familial et malouin. Il fait bien ressortir la carrière du Surcouf capitaine négrier, même s’il aurait pu se dispenser de longues digressions sur l’analyse de la traite et de l’esclavage, objets d’une historiographie déjà abondante de nos jours.

Marc Bayle


[1] Gilbert Buti et Philippe Hrodrej (dir.), Histoire des pirates et des corsaires. De l’Antiquité à nos jours., CNRS Editions,2016.

[2] Professeur émérite des universités, Michel-Vergé-Franceschi est l’auteur de nombre d’ouvrages d’histoire maritime depuis sa thèse de doctorat sur Les officiers généraux de la marine royale (1987). On peut citer, de manière non exhaustive : La Marine française au XVIIIe siècle, ((1996), Abraham Duquesne, huguenot et marin du Roi-Soleil ( 1992)°, Dictionnaire d’histoire maritime (dir.) (2002), Toulon, Port Royal (2002),

[3] A l’origine, le corsaire est un navire armé et financé par un particulier ou des associés pour « courir sus sur la mer aux ennemis du roi ». Le nom est par la suite conféré au commandant du navire. La course consiste en une activité occasionnelle, pratiquée seulement en temps de guerre. Le corsaire est un auxiliaire de l’Etat, agissant légalement, muni d’une autorisation sous la forme d’une lettre de marque ou commission en guerre. Les opérations du corsaire doivent être dirigées contre les seuls ennemis de l’Etat et respecter les pavillons neutres et alliés. A contrario, le pirate recourt à la violence, et s’il cherche , comme le corsaire, à s’approprier une proie dans un esprit de lucre, il opère pour son propre compte, « fait la guerre à toutes les nations », en temps de guerre comme en temps de paix, et ne respecte pas les droits des neutres. Pris, il est pendu haut et court. (Source : G. Buti et P. Hrodrej (dir.), Histoire des pirates et des corsaires, op-cit, p. 11) .

[4] André Lespagnol, Messieurs de Saint-Malo – Une élite négociante au temps de Louis XIV , Presses Universitaires de Rennes, 2éme édition, 2011. Saint-Malo avait joui d’une aura toute particulière parmi les cités portuaires de la France atlantique. L’image d’Épinal de la course y est certes pour beaucoup, non sans d’ailleurs quelque fondement au temps de Duguay-Trouin et de la prise de Rio. André Lespagnol avait su dépasser la « légende corsaire », à laquelle était associée Saint-Malo, pour décrire la réalité historique d’un port et d’un pôle capitaliste marchand qui furent véritablement, au temps de Louis XIV, d’envergure internationale. A partir des bases solides de la pêche à Terre-Neuve et du riche « commerce de Cadix », les Malouins, élite de grands négociants, furent, au début du XVIIIe siècle, les créateurs de grands trafics océaniques, de Moka à Canton jusqu’au Pérou, au prix de l’invention de la route maritime du Cap Horn.

[5] Le calfat était un ouvrier employé en construction navale pour le calfatage des bordés des navires. Dans la marine traditionnelle, on prenait dans l’équipage, selon la dimension du navire, un ou plusieurs calfats pour pouvoir intervenir le cas échéant sur la coque. Le but du calfatage est de garantir la meilleure étanchéité du navire. La méthode traditionnelle consistait à introduire des fibres végétales (qui gonflaient au contact de l’eau) entre les bordés puis à recouvrir le tout de matières étanches. Les fibres étaient la plupart du temps celles des cordages du navire arrivés en fin de vie.

[6] La prosopographie signifie étymologiquement la « description d’une personne », citée plus généralement au sein d’un article ou un ouvrage dans lesquels les personnalités qui composent un milieu social sont inventoriées et classées, avec des notices individuelles construites sur le même modèle, afin d’en mettre en évidence les aspects communs. Pour les historiens, la prosopographie constitue une science auxiliaire de l’histoire dont l’objectif est d’étudier les biographies des membres d’une catégorie spécifique de la société, le plus souvent des élites sociales ou politiques, en particulier leurs origines, leurs liens de parenté, leur appartenance à des cercles de conditionnement ou de décision.

En histoire moderne on peut citer, outre les travaux de Michel Vergé-Franceschi, ceux de François Caron sur le chapitre noble de Sainte Aldegonde de Maubeuge. En histoire contemporaine, à titre d’exemple : le dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français de Jean Maitron, l’annuaire prosopographique de « La France savante » de l’Ecole nationale des Chartes, le travail de Christophe Charle sur les universitaires français de 1870 à 1940, de Gilles Le Béguec sur la République des avocats.

[7] On pourrait citer aussi le corsaire niçois Joseph Bavastro (1760-1833), capitaine de frégate sous le Premier Empire qui s’illustra pendant les guerres napoléoniennes en harcelant et en mettant hors d’état de nuire les navires anglais et barbaresques en Méditerranée.

[8] L’argent a été depuis toujours un marqueur social essentiel, y compris sous l’Ancien Régime et le maréchal de France Tourville, vice-amiral de France de très vieille noblesse d’extraction chevaleresque, épousait très volontiers la fille d’un fermier général roturier et riche de 350 000 livres de dot alors qu’un chef d’escadre ( contre-amiral) en gagnait 6000 par an. L’expression « redorer le blason » avait un sens. Le grand-père de Surcouf était très riche (500 000 livres). Avec une quinzaine d’enfants, son héritage a été morcelé. Le père de Surcouf avec 50 000 livres était donc fort modeste. Surcouf a rebâti une fortune égale a quatre fois le prix du château de Combourg de la famille de Chateaubriand.

[9] Il s’agit dans la Marine marchande d’un jeune marin qui, se préparant aux fonctions d’élève-officier de pont, des machines, effectue ses stages d’‘embarquement.

[10] Le grand-père de Surcouf, Robert III, s’était enrichi et apparaissait comme un véritable notable , un mondain aimant recevoir faisant passer la fortune familiale de 150000 livres environ à 550 000 , et cela sans jamais naviguer, il fut un extraordinaire armateur au commerce, basé uniquement à terre.

[11] Pour des raisons humanitaires, la guerre de course fut d’abord interdite par la Convention en janvier 1792 .Elle fut autorisée à nouveau en janvier 1793 . La guerre de course se termina avec la Déclaration de Paris, le 8 mai 1856, qui abolit officiellement ce type de guerre dans le droit international, sur proposition de la France ( Source : Michel Aumont, « La guerre course en Atlantique sous la République et le Premier Empire », in Gilbert Buti et Philippe Hrodrej (dir.), Histoire des pirates, op-cit, p .311).

[12] Ibid. p. ;21.

[13] L’historien André Lespagnol a mis en lumière le pouvoir de cette élite marchande de Saint-Malo, s’affirmant progressivement à partir du XVe siècle, caractérisée par la stabilité et la longévité multiséculaire de puissants lignages, ainsi que son homogénéité socio-culturelle. Cette élite a durablement accaparé le pouvoir municipal (Saint-Malo eut des maires élus au sein de cette corporation au XVIIIe siècle) et le contrôle des activités maritimes. (Source : André Lespagnol, « Négociants, pouvoir local et développement portuaire à Saint-Malo », in Michèle Collin (dir.), Ville et port-XVIIIe-XXe siècles, L’Harmattan, 1994, p.182).

Inscrivez-vous à notre newsletter
et recevez tous les derniers articles