Macron et l’Ukraine : la fin d’un procès en « russophilie » ?

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Image : À Kiev, ce 16 juin, Emmanuel Macron a assuré Volodymyr Zelensky du soutien de la France à l’Ukraine. Ludovic Marin/AFP.

Cyrille Bret, Sciences Po

Depuis le début de son premier mandat, les relations d’Emmanuel Macron avec certaines anciennes démocraties populaires (Pologne, Hongrie) et avec d’anciennes Républiques socialistes soviétiques (États baltes, Ukraine, Moldavie) ont été placées sous le signe de l’incompréhension, voire de tensions. De sorte qu’à l’est, le président français fait l’objet d’un procès paradoxal : même s’il a été à l’avant-garde des sanctions contre la Russie, il est souvent accusé de complaisance envers le régime de Vladimir Poutine. Il a même été taxé d’une « russophilie » coupable, aussi bien à Washington qu’à Londres, Varsovie ou Kiev, pour avoir continué à discuter avec le Kremlin, rappelé que des concessions mutuelles seront nécessaires pour sortir de la guerre et prévenu des conséquences d’une humiliation totale de la Russie.

Son récent déplacement à Bucarest, Chisinau puis Kiev marque-t-il un virage, une rectification ou même un aggiornamento de la politique française dans la zone, sous la pression de la guerre et de ses horreurs ? Rien n’est moins sûr, car la temporalité dans laquelle s’inscrit la France est de moyen terme et comprend l’après-guerre – et donc l’inévitable et difficile négociation future avec la Russie. Le désormais célèbre « voyage à Kiev » ne désarmera pas les procureurs et les réquisitoires.

Aggiornamento, revirement ou reniement ?

À l’est de l’Europe, le voyage à Kiev est apparu comme une inflexion nécessaire. Tous les éléments étaient en effet réunis pour souligner une césure dans la position d’Emmanuel Macron sur l’Ukraine.

Une césure dans le temps, d’abord : durant les dernières semaines de la présidence française de l’UE et à l’approche du sommet européen du 23 juin, le dirigeant français a exprimé le soutien de son pays et de l’Union à une victoire de l’Ukraine. Il a ainsi engagé l’UE dans une nouvelle phase de son appui à Kiev : il ne s’agit plus seulement de lui permettre de survivre mais de l’emporter sur le champ de bataille, pour restaurer sa souveraineté nationale, pour affirmer son identité propre et pour reconstituer son intégrité territoriale.

Ce qu’il faut retenir de la conférence de presse d’Emmanuel Macron à Kiev, Le Parisien, 16 juin 2022.

Pour les opinions publiques d’Europe orientale, il s’agit d’une rupture bienvenue voire d’un revirement car, nous l’avons dit, Emmanuel Macron est souvent présenté comme un partisan de l’accommodement avec la Russie, comme en témoigne la polémique déclenchée par sa déclaration de la semaine précédente : il avait en effet mis en garde contre la volonté d’humilier Moscou, suscitant un véritable tollé dans une région qui vit au rythme des bombardements et de la découverte des crimes de guerre.

Le déplacement à Kiev a également tenté de marquer une césure dans l’espace. Le chef de l’État français s’est non seulement rendu à Kiev mais également en Roumanie et en Moldavie. Ce qui a une signification profonde. En effet, au début de son premier mandat, Emmanuel Macron avait inscrit son action dans le cadre strict de l’UE. Moldavie, Ukraine, Biélorussie et Caucase étaient, dans ses discours et dans son action, des zones extérieures et, pour tout dire, périphériques de sa politique européenne. En faisant le voyage de Bucarest, et surtout de Chisinau et Kiev, dans des pays non membres de l’UE et de l’OTAN, il a placé ces anciennes républiques socialistes soviétiques non plus aux marges, mais au centre de sa diplomatie européenne. Prendre le train qui relie la Pologne à l’Ukraine lui a permis de déplacer le centre de gravité vers l’est.

Emmanuel Macron lors d’une promenade à Chisinau, capitale de la Moldavie, avec la présidente de la Moldavie, Maia Sandu, le 15 juin 2022

Emmanuel Macron lors d’une promenade à Chisinau, capitale de la Moldavie, avec la présidente de la Moldavie, Maia Sandu le 15 juin 2022. Yoan Valat/AFP.

Il a également multiplié les signes de solidarité avec l’Ukraine : envoi de pièces d’artillerie pour peser dans la bataille du Donbass, déjà très dure et qui va encore s’intensifier cet été ; souhait proclamé d’une victoire ukrainienne ; et, surtout, appui énergique à la candidature de l’Ukraine à l’Union européenne.

Il s’agit là, pour la France comme pour l’Allemagne, d’une rupture stratégique rendue inéluctable par les semaines de guerre massive et de haute intensité. Qu’on mesure le chemin parcouru : la PFUE s’était ouverte sur la nécessité de consolider l’ensemble européen avant de réaliser des élargissements limités, contrôlés et longuement préparés pour les « petits » États des Balkans. Et voilà qu’au terme de la PFUE, qui prend fin le 30 juin, la France insiste pour que l’EU accueille, à terme, un immense pays de 40 millions d’habitants. En six mois de présidence don 4 de guerre, que de chemin parcouru !

Sur de nombreux plans, les déclarations du président français à Kiev constituent un aggiornamento important de la politique française dans la région. Éviter de provoquer Moscou, mesurer son soutien à Kiev, traiter le pays en zone intermédiare entre Europe et Russie, « finlandiser » l’Ukraine, etc. : toutes ces positions encore explicites il y a peu semblent caduques. Même l’appel à une confédération européenne semble relégué au second plan. On s’en souvient, il s’agissait de proposer une perspective à l’Ukraine, la Moldavie et la Géorgie sans entrer directement dans un processus de candidature à l’UE.

Restent donc deux questions : l’image d’Emmanuel Macron, assurément contrastée et même dégradée dans la région, va-t-elle radicalement changer ? Et, surtout, le voyage de Kiev marque-t-il une rupture fondamentale dans la politique russe de la France ? Au tribunal du débat public à l’est de l’Europe, plusieurs plaidoiries seront nécessaires.

Les paradoxes d’un désamour

La France en général et Emmanuel Macron en particulier sont traditionnellement critiqués par la plupart des anciens pays du bloc de l’Est ayant rejoint l’UE pour leur supposée modération face à Moscou ; pourtant, Paris a apporté depuis une décennie un soutien essentiel à l’Ukraine, en lien étroit avec d’autres États membres fondateurs de l’Union ayant des liens très forts avec la Russie : l’Allemagne et l’Italie au premier chef.

Le French bashing est aussi banal à l’est de l’Europe qu’à Londres, où critiquer la France est un plaisir auquel peu renoncent. Les raisons en sont multiples :

  • la politique russe de la France, d’inspiration gaulliste, promeut un dialogue bilatéral entre membres permanents du Conseil de sécurité des Nations unies, puissances nucléaires pour traiter l’ensemble des questions de sécurité du continent et au-delà ;
  • elle est régulièrement vilipendée comme une trahison envers des États longtemps occupés ou dominés par la Russie tsariste et l’URSS ;
  • le rapport critique à l’OTAN, notamment à travers la désormais célèbre formule sur la « mort cérébrale » de l’Alliance employée par Emmanuel Macron en 2019, qui est apparue comme soit naïve soit dangereuse au moment où la Russie déployait des troupes en Syrie, en Afrique et dans le Donbass ;
  • les réticences, fin 2021, à adopter la position maximaliste des États-Unis dans la confrontation avec la Russie ont été considérées comme un signe de pusillanimité presque inexcusable ;
  • enfin, la politique européenne d’Emmanuel Macron en Europe est apparue comme privilégiant le centre de gravité occidental historique de l’Europe au détriment des États membres du grand élargissement de 2004.

Autant dire que les campagnes de dénigrement de la France dans la région ne manquent jamais d’aliments et ne sont égalées que par les critiques adressées à l’Allemagne, accusée de financer le réarmement russe par ses achats de gaz à Gazprom.

Ce procès en complaisance envers la Russie est compréhensible mais hautement paradoxal. D’une part, la recherche d’une autonomie stratégique européenne distincte de celle de l’OTAN procède d’abord et avant tout du retrait américain constaté sous les administrations Obama, Trump et Biden. En 2018 et 2019, le « flanc est » de l’Europe vivait dans l’inquiétude : le désengagement américain de la région était très fort. Ce que propose la France à l’Union est tout simplement ce qui lui fait défaut aujourd’hui face à l’invasion de l’Ukraine : la capacité à se défendre et à défendre ses alliés sur le champ de bataille, les armes à la main. Mais ce message reste inaudible de la Baltique à la mer Noire.

D’autre part, la France, au sein du couple franco-allemand, a été à l’origine de la politique de sanctions contre la Russie depuis 2014. Sans les initiatives françaises et allemandes, cette stratégie, la seule à fonctionner aujourd’hui, n’aurait jamais vu le jour. Ce faisant, la France et l’Allemagne ont forgé et imposé (parfois contre les anciennes démocraties populaires) la seule politique de puissance dont est actuellement dotée l’Europe. La France a également été au premier rang pour faire adopter des sanctions contre le régime de Loukachenko en 2020 suite aux élections truquées du désormais homme lige de la Russie.

Enfin, sous l’impulsion de la France, l’UE a proposé à Kiev, depuis plus d’une décennie, un partenariat renforcé qui ne traite pas seulement de l’aspect militaire mais plus généralement de tous les besoins de modernisation de l’Ukraine : en matière d’État de droit, de législation, de gestion des finances publiques et de modernisation de l’agriculture.

Au terme de son déplacement à Kiev, le président français peut-il espérer sortir du paradoxe qui fait de la France une cible privilégiée des critiques alors même que son soutien à l’Ukraine est constant depuis des années ? Rien n’est moins certain car les grands axes de la vision française pour la région demeurent. Le président français peinera à trouver des jurés bienveillants à l’est quand il s’agira de trouver une sortie à la guerre.

Préparer l’Europe de demain

La déclaration favorable à une candidature ukrainienne « immédiate » à l’Union ne change pas les principes de la vision française, qui est centrée sur l’approfondissement et non sur l’élargissement.

En effet, il peut y avoir loin de l’acceptation de la candidature à l’adhésion réelle puis à l’intégration. Les États des Balkans engagés dans le processus de candidature (Albanie, Macédoine du Nord, Serbie, Monténégro) peuvent en témoigner : les discussions avec l’Union sont longues, exigeantes, consommatrices de ressources et n’avancent pas au rythme d’une campagne militaire. Comme elle ne manquera pas de l’indiquer lors du prochain sommet sur les Balkans organisé par la PFUE, la France n’est pas prête à rendre l’adhésion à l’UE moins exigeante en raison de la guerre.

La reprise de l’acquis communautaire, la réalisation de réformes structurelles et l’alignement sur les règles européennes seront exigées de l’Ukraine malgré sa situation actuelle. Il en va de la solidité de la construction européenne, mais aussi des frustrations des États candidats : ils exigeront à bon droit d’être tous traités à la même enseigne. Quand France et Allemagne refuseront de « brader » l’acquis communautaire au nom de la solidité de l’Union, elles ne manqueront pas de faire face à de nouvelles critiques.

C’est que l’Ukraine envisage cette adhésion comme un geste symbolique fort, pas comme un long processus administratif. Là encore, il s’agit d’un mauvais procès à intenter au couple franco-allemand : car ce sont en large partie les Européens qui financeront la reconstruction du pays ; et ce seront eux qui verseront les subventions considérables auxquelles il aura droit au titre de la Politique agricole commune (PAC) lorsque l’adhésion sera prononcée.

Concernant la Russie, la position de Paris s’est assurément durcie, surtout depuis le 24 février. Mais cela ne résulte pas d’un revirement opéré à Kiev le 16 juin. Pour la France, l’opération militaire russe doit être stoppée, y compris par les armes, et l’intégrité territoriale ukrainienne restaurée. En revanche, estime Paris, couper totalement les ponts avec Moscou serait contre-productif – y compris, à moyen terme, pour l’Ukraine. Même si les résultats du dialogue maintenu avec Vladimir Poutine sont maigres, il sera nécessaire d’engager des discussions avec lui pour assurer des négociations de paix, dans l’intérêt même de l’Ukraine.

Ce que la position maximaliste sur la Russie risque de proposer à l’Europe, c’est une guerre sans fin dont la population ukrainienne serait la première victime. « Ne pas humilier la Russie » et « continuer à dialoguer avec la Russie » ne revient en aucun cas à endosser la vision russe de l’Ukraine. C’est tout simplement préparer un règlement du conflit qui garantisse durablement les intérêts ukrainiens. Là encore, le réquisitoire visant la position française est bancal, ne serait-ce que parce que le dialogue direct de chef d’État à chef d’État est ce que réclame à juste tire le président Zelensky.

Enfin, concernant l’Europe, la vision française n’a pas subi à Kiev un virage à 180 degrés. Si la Russie est bien prise en compte comme un danger pour l’Union, la France conserve à l’esprit d’autres risques comme les atteintes à l’État de droit par la Pologne et la Hongrie, les forces centrifuges souverainistes qui s’inspirent du Brexit et un atlantisme béat qui conduit les Européens à renoncer à se défendre eux-mêmes. Là encore, les critiques contre la présidence Macron ne sont pas près de disparaître à l’est de Berlin. Pour répondre à ces accusations en russophilie, la France devra inlassablement rappeler, avec l’Allemagne, le sens de la construction européenne. Et sans doute relancer sous peu son idée de confédération européenne.

Cyrille Bret, Géopoliticien, Sciences Po

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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