Le droit comme arme de guerre : quelques distinctions entre les concepts américain (lawfare) et chinois (guerre du droit)

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Par Carine Monteiro da Silva, le 7 juillet 2022.

ThucyBlog n° 232 – Le droit comme arme de guerre : quelques distinctions entre les concepts américain (lawfare) et chinois (guerre du droit).

Ce ThucyBlog reprend les arguments développés dans l’article « Falü zhan : la “guerre du droit”, une version chinoise du lawfare ? » publié dans la revue Raisons politiques¸n°85, 2022, p. 89-99.

Que le droit puisse être utilisé comme arme de guerre est une idée qui à première vue peut sembler contre-intuitive. C’est pourtant l’idée défendue dès 2001 par le général américain Charles J. Dunlap qui popularisa le néologisme anglais « lawfare ». C’est aussi l’idée derrière le concept de « guerre du droit » (法律战, falü zhan), introduit dans la doctrine de l’Armée populaire de libération (APL) de la République populaire de Chine (RPC) en 2003.

Points communs : penser le droit comme « arme de guerre »

Lawfare et guerre du droit présentent de nombreux points communs. Ils ont tous les deux fait leur apparition au début des années 2000 dans un contexte similaire, marqué notamment par la judiciarisation des relations internationales et le développement des technologies de l’information et de la communication.

Les définitions qui ont été proposées, bien que formulées différemment, se font écho :

  • Charles Dunlap définit tout d’abord en 2001 le lawfare comme « l’usage du droit comme arme de guerre », puis précise sa définition quelques années plus tard en indiquant qu’il s’agit d’une « stratégie qui consiste à utiliser – ou mal utiliser – le droit comme un substitut à des moyens militaires traditionnels pour réaliser un objectif opérationnel ».
  • La définition semi-officielle de la « guerre du droit » en Chine est que celle-ci désigne « l’usage du droit – national et international – comme arme de guerre , conformément aux intérêts stratégiques de l’Etat, pour attaquer, contre-attaquer, contraindre, sanctionner, dissuader, se défendre d’un adversaire, pour acquérir une supériorité normative permettant de légitimer les revendications et les actions entreprises, d’augmenter sa liberté d’action tout en réduisant celle de l’adversaire, et idéalement, de gagner sans combattre »[1].

Ces deux définitions reflètent deux mêmes présupposés. Le premier est que le droit, au lieu de guider la politique, pourrait être un instrument de celle-ci ; ou, autrement formulé en reprenant les mots de Guy de Lacharrière, qu’il pourrait y avoir une politique non pas fondée sur le droit, mais à l’égard du droit. Le deuxième est le constat de l’extension du domaine de la lutte, qui implique que les armées s’intéressent également à des variables non traditionnellement militaires, en l’occurrence ici, le droit.

Au-delà de ces similitudes, ce ne sont cependant pas deux concepts parfaitement équivalents, bien que la littérature présente aisément la « guerre du droit » comme une stratégie chinoise de lawfare.

Lawfare et guerre du droit : deux concepts de nature différente

La première distinction qu’il convient de souligner est que le lawfare, concept formulé à l’origine par deux universitaires, puis popularisé par un militaire et employé par une variété d’acteurs selon divers sens, n’est pas de même nature que la guerre du droit. Celle-ci est un élément de doctrine chinoise ancré dans un cadre plus large : celui de la stratégie des « Trois guerres » qui inclut également la « guerre psychologique » (心理战, xinli zhan) et la « guerre de l’opinion publique » (舆论战, yulun zhan). Celles-ci ont été introduites avec la révision en 2003 du Règlement sur le travail politique de l’APL (解放军政治工作条例) par les plus hautes autorités du Parti, le Comité central et la Commission militaire centrale. Dans ce Règlement, le Parti demande notamment à son bras armé d’intégrer ces « Trois guerres » à son travail politique en temps de guerre.

Ces « Trois guerres » sont vues comme étant complémentaires et devant s’employer de concert. Elles sont par ailleurs considérées comme formant le cœur de la « guerre politique » (政治战, zhengzhi zhan) chinoise, qui est définie très largement comme incluant l’ensemble des affrontements de type non-militaires pour atteindre les objectifs stratégiques fixés par les autorités[2].

Ce Règlement a été révisé à nouveau en 2010, confirmant à nouveau cet objectif, puis récemment en 2020. Cette dernière version du Règlement n’est pas encore disponible en sources ouvertes, mais l’on peut raisonnablement émettre l’hypothèse que l’objectif de mettre en œuvre la « guerre du droit » y figure toujours, vu l’accent mis par Xi Jinping sur l’importance du droit pour les objectifs du Parti.

Contrairement au lawfare, qui est un terme versatile dont le potentiel heuristique est régulièrement mis en question, la guerre du droit a donc davantage de cohérence interne – bien qu’ayant également ses propres limites.

Des préoccupations sous-jacentes différentes

Deuxièmement, les préoccupations qui ont motivé l’utilisation respective de ces deux concepts sont différentes. Charles J. Dunlap s’inquiétait avant tout de l’exploitation par des groupes armés de l’asymétrie de respect du droit entre ces derniers et l’Etat américain, par exemple, en attaquant l’armée américaine depuis un lieu protégé par le droit international. De manière générale, l’utilisation de ce terme traduit souvent l’inquiétude que certains acteurs peu respectueux de l’Etat de droit puissent manipuler le droit contre les intérêts et valeurs des démocraties libérales.

La littérature sinophone montre que la préoccupation principale des Chinois est de parvenir à s’adapter aux exigences de « l’ère informationnelle » (信息时代, xinxi shidai), marquée par une circulation de l’information de plus en plus rapide et une difficulté accrue à contrôler un récit, ainsi que de ne pas prendre de retard par rapport aux autres pays, notamment les Etats-Unis, qui pratiqueraient déjà depuis longtemps cette « guerre du droit ». L’inquiétude, ici, est que la Chine n’ait pas un pouvoir discursif (话语权, huayu quan) aussi puissant que d’autres et, par conséquent, peine à démontrer la légitimité de ses actions et revendications aux yeux de tous. Or le droit est perçu comme étant l’un des vecteurs les plus efficaces pour renforcer sa légitimité.

Des usages et connotations différents

Troisièmement, en raison de ces préoccupations sous-jacentes différentes, les usages et connotations de ces deux termes sont également à distinguer. « Lawfare » est régulièrement employé dans une rhétorique péjorative pour délégitimer ou critiquer un adversaire, que l’on va par exemple accuser de cynisme et de manipulation, bien que Charles J. Dunlap avait initialement pensé ce concept de manière neutre. C’est aussi pourquoi on trouve rarement un acteur prétendre qu’il a une stratégie de lawfare, sauf lorsque c’est présenté comme une stratégie défensive (l’Ukraine et le Pakistan s’emparent ainsi de ce terme).

Le terme « lawfare » n’est pas seulement chargé d’un jugement de valeur bien plus lourd que son homologue chinois, il souffre par ailleurs d’un manque de cohérence en raison des nombreuses utilisations de ce terme dans des sens bien différents. Il est tantôt utilisé pour désigner certains usages stratégiques du droit, tantôt employé dans le sens d’une bataille juridique, tantôt pour dénoncer ce qui est perçu comme étant une instrumentalisation de la justice à des fins politiques, ou pour critiquer ce qui est vu comme posant une menace au système juridique international (ou national) libéral. Mais ce n’est pas tout : il a été également utilisé dans le sens de l’usage du droit comme vecteur de transformations sociales.

Côté chinois, le terme de « guerre du droit » n’est pas chargé d’un aussi lourd jugement de valeur. Bien qu’il ne soit pas parfaitement rigoureux non plus, il est, en tant que concept formulé par l’acteur lui-même pour penser ses propres actions à mettre en œuvre, davantage cohérent. Il sert également à signaler une nouvelle priorité fixée par le Parti.

Conclusion

Malgré ses faiblesses, le terme lawfare semble s’imposer de plus en plus, y compris en France[3], et il est compréhensible que l’on utilise ce terme pour parler entre autres du cas chinois étant donné les similitudes entre ces deux termes. Il ne faudrait cependant pas que cela se fasse au prix d’une analyse biaisée, d’où l’intérêt d’avoir ces quelques distinctions en tête pour rappeler que lawfare et guerre du droit ne sont pas des concepts parfaitement équivalents.

[1] Ces éléments de définition sont cités dans divers ouvrages chinois et semblent provenir d’une même source : Principes fondamentaux de la guerre du droit (法律战纲要) publié en 2006, qui ne semble pas être accessible en sources ouvertes. Cité entre autres dans 刘克鑫 (Liu Kexin) (dir.), 法律战知识读本 (Manuel de connaissances sur la guerre du droit), Beijing, 国防大学出版社 (Éditions de l’Université de défense nationale), 2006, p. 3 ; et 张太和 (Zhang Taihe), 图说法律战 (La guerre du droit illustrée), Beijing, 军事科学出版社 (Éditions des sciences militaires), 2007, p. 26-31.

[2] 常艳娥 (Chang Yan’e), 欧立寿 (Ou Lishou), 王芙蓉 (Wang Furong), « “舆论战心理战法律战概论” 课程教学探索 » (« Analyse des enseignements du livre “Introduction à la guerre de l’opinion publique, la guerre psychologique et la guerre du droit” »), 国防大学 人文与社会科学学院军队政工研究所 (Institut de recherche sur le travail politique de l’armée de l’Académie des sciences humaines et sociales de l’Université de Défense nationale), 2007.

[3] Le terme « lawfare » a été employé dans l’Actualisation stratégique 2021 du ministère des Armées.

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