Présidence française de l’UE et sommet du 25 mars : l’éveil de l’Europe à la souveraineté

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Sylvain Kahn, Sciences Po

Le Conseil européen des 24 et 25 mars 2022 a été consacré, pour l’essentiel, à la souveraineté des Européens, c’est-à-dire à leur capacité à ne dépendre que d’eux-mêmes et à être indépendants.

La vulnérabilité éprouvée par l’UE face au Covid avait commencé d’en faire un sujet de préoccupation. L’invasion de l’Ukraine par la Russie achève d’en faire, pour les Européens, un objectif politique global.

Réglementer le numérique

Premièrement, le Conseil européen a confirmé que la loi sur le marché digital (DMA) était prête à être adoptée.

Finalisée avec célérité sous la houlette des commissaires Vestager et Breton depuis une année, son adoption était une priorité de la présidence française de l’UE (PFUE). Dans le domaine des données numériques (datas), l’Europe non seulement s’affranchit des GAFAM (et de leurs homologues chinois et russes) mais aussi fixe les règles du jeu : en ne laissant plus le champ libre aux porteurs d’accès (« gate keepers ») et en les encadrant strictement, l’UE consolide la protection des données (loi RGPD de 2018), crée les conditions du pluralisme et du libre choix dans ce domaine, et tend à empêcher l’écrasement de l’innovation par un oligopole.

Il s’agit rien moins que de chercher à donner à l’espace numérique les caractères d’un espace public, en n’y laissant pas aux firmes qui l’ont construit de facto – les GAFAM – le monopole de l’exercice du pouvoir.

Maintenir la pression sur Moscou

Deuxièmement, les 24 et 25 mars 2022, les dirigeants de l’UE ont confirmé le cap de leur politique de sanctions contre la Russie et sur leurs livraisons d’armes à l’Ukraine. Ce faisant, ils confirment ce qu’ils réalisent depuis le 28 février : leur capacité à faire face ensemble à un État dont la politique impérialiste et belliciste constitue une menace pour eux, et à se mobiliser aux côtés d’un pays très proche avec lequel ils ont contracté un accord d’association en 2017.

Par les sanctions contre la Russie et les livraisons d’armes à l’Ukraine, les Européens agissent pour peser sur le cours des événements en employant, sinon la force militaire, les leviers de la contrainte et du rapport de force. https://www.youtube.com/embed/0sufA1gPTt4?wmode=transparent&start=0

L’histoire dira si cette politique d’« intervention sans intervention » produira les effets escomptés – stopper l’invasion de l’Ukraine par la Russie, préserver l’intégrité territoriale de l’Ukraine et favoriser la fierté des Européens – ou si (par analogie avec la guerre d’Espagne) elle ne permettra pas d’atteindre ces objectifs et se soldera donc par un échec qui pèsera durablement sur la mémoire collective et le moral des Européens.

La boussole stratégique et la question du rapport à l’OTAN

Troisièmement, les dirigeants de l’UE ont adopté leur « boussole stratégique » : fruit de deux ans d’élaboration, cette doctrine a été pilotée par le vice-président Josep Borrell et son Service européen d’action extérieure (le SEAE est pour l’UE l’équivalent d’un ministère des Affaires étrangères).

Ce document vise à définir les intérêts vitaux et stratégiques de l’UE en tant que telle ainsi que les dispositifs industriels et militaires à même d’en garantir plusieurs de façon autonome par rapport aux États-Unis. Paris avait fait de ce pas supplémentaire dans la longue marche vers l’Europe de la défense une priorité de sa PFUE. La donne géopolitique de la fin de la décennie 2010 donnait en effet un poids croissant aux arguments comme à l’expérience de la France.

L’invasion de l’Ukraine a eu deux conséquences contradictoires sur ce projet.

La guerre déclenchée par la Russie a éprouvé la vigueur de l’OTAN et de l’engagement américain sur le territoire européen. Par le passé, l’une comme l’autre ont convaincu la très grande majorité des pays européens du caractère accessoire d’une défense européenne. Et ce d’autant plus facilement que l’industrie de défense est, en Europe, fragmentée.

En effet, les appareils d’État nationaux promeuvent leurs champions industriels de défense au nom de l’indépendance, des intérêts stratégiques, de l’emploi et de la balance commerciale. Dans le même temps, ces capacités et ces savoir-faire convergent dans plusieurs projets européens civils ou de défense, comme la branche militaire d’Airbus, le système de navigation par satellite Galileo, les lanceurs de l’Agence spatiale européenne (ESA), le fonds européen de défense (FED), et le projet d’avion Système de combat aérien du futur (Scaf).

Les membres les plus récents de l’UE, qui ont été assujettis à l’empire soviétique, préfèrent d’autant plus l’OTAN et les États-Unis pour être défendus qu’ils ne sont que marginalement concernés par les problématiques industrielles de défense. L’effet Biden ayant effacé l’effet Trump, les Européens sont-ils repartis pour confier à l’OTAN l’exclusivité de la défense du territoire de l’UE comme c’est le cas depuis 1949 ?

Dans le même temps, toutefois, l’agression russe a convaincu les Allemands du caractère prioritaire pour les Européens de se doter de capacités de défense et de politiques militaires ; une Europe de la défense promue par le couple franco-allemand et dorénavant soutenue par la quasi-totalité de l’UE 15 devrait s’édifier plus vite et plus profondément qu’une Europe de la défense portée traditionnellement par la France seule avec le soutien de la Grèce et de l’Espagne. L’histoire est en train de s’écrire…

Garantir la souveraineté alimentaire de l’Union

Quatrièmement, le Conseil européen a pris des décisions de politique agricole qui s’inscrivent dans la continuité de l’une des toutes premières missions et raisons d’être de la construction européenne : la souveraineté alimentaire – lors du lancement de la PAC (1958-1962), on l’appelait indépendance agricole.

Dans les faits, l’UE étant une puissance agricole exportatrice mondiale, sa souveraineté alimentaire n’est pas du tout menacée par la guerre ; mais celle-ci renchérit considérablement le prix des intrants agricoles utilisés en Europe, et pourrait provoquer pénuries et instabilité au voisinage de l’UE dans plusieurs pays d’Afrique et du Moyen-Orient.

Les dirigeants européens ont décidé de favoriser une augmentation de la production agricole européenne à des fins exportatrices. Cela perpétue un levier d’influence dans l’espace mondial et fera contrepoids dans la balance commerciale de l’UE à l’augmentation de sa facture d’énergie. Mais cette décision fait douter de la détermination des dirigeants européens à basculer vers une agriculture durable, à en faire un modèle dans le cadre de la lutte contre le réchauffement climatique, et de leur capacité à rester fermes face aux corporations du secteur agricole qui bataillent dur contre le Pacte vert adopté en 2019 et la politique dite de la Ferme à l’assiette (Farm to fork).

Régler le problème de la dépendance énergétique à l’égard de Moscou

Le Conseil européen et la Commission ont enfin acté leur prise de conscience du principal talon d’Achille des Européens : leur dépendance énergétique. Il est désormais clair pour tous – y compris ceux qui en Allemagne en doutaient – que cette dépendance énergétique est une vulnérabilité géopolitique : 43,6 % du gaz, 25 % du pétrole et 46 % du charbon importés par l’UE sont achetés à la Russie. Par cécité, facilité, idéalisme ou avidité (l’ex-chancelier allemand Gerhard Schröder incarnant les quatre à lui tout seul), cette proportion n’a fait qu’augmenter au cours des vingt dernières années !

Les objectifs fixés lors du sommet du 25 mars visent dans l’urgence à réduire puis à éteindre cette dépendance vis-à-vis de la Russie… et à lui substituer une dépendance diversifiée à d’autres producteurs d’énergie fossile. Les moyens envisagés, comme les achats groupés, laissent dubitatifs les professionnels du secteur. Les citoyens européens payent clairement ici les pots cassés de quarante années de nationalisme industriel et de chacun pour soi dans le secteur énergétique de tous les gouvernements qui se sont succédé dans la totalité des pays de l’UE depuis le choc pétrolier de 1973.

Les dirigeants européens ont également évoqué leur volonté de réformer en profondeur le mécanisme de fixation des prix de marché de l’électricité pour faire face à leur envolée.

Le pourront-ils dans l’urgence, et pour quels résultats ? On connaît depuis des années les effets pervers du « marché européen de l’électricité » : au motif d’éviter les black-out, le prix de celle-ci y est en dernière instance indexé sur le prix du gaz ou du charbon utilisés en bout de chaîne de la production électrique ; les producteurs historiques dominants (EDF et ses équivalents), capables d’exporter leur production sur celui-ci, n’ont pas intérêt au changement Toutefois, mieux vaut tard que jamais, d’autant que les politiques de transition énergétique de l’UE vont d’ores et déjà dans ce sens.

Le sommet européen des 24 et 25 mars pourrait bien rester dans l’histoire comme celui de l’éveil de l’Europe à sa souveraineté. Dans cette hypothèse, la postérité pourrait en attribuer le mérite à la présidence française de l’UE et à Emmanuel Macron, qui poursuit cet objectif depuis 2017. Mais l’histoire et les générations futures retiendront aussi à quel point certaines politiques, lestées par des réflexes nationaux et corporatistes, ont retardé et contrarié cet éveil durant un demi-siècle.

Sylvain Kahn, Professeur agrégé d’histoire, docteur en géographie, Centre d’histoire de Sciences Po, Sciences Po

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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