Une plongée dans les « forêts animales » formées par les gorgones en Méditerranée

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« Forêt sous-marine » formée par la gorgone pourpre (Paramuricea clavata) au large de Marseille par 60 mètres de profondeur. Romain Bricoult, CC BY-NC-ND

Stéphane Sartoretto, Ifremer

Les gorgones appartiennent au grand groupe des Cnidaires qui comprend, entre autres espèces, les coraux, les anémones de mer ou les méduses. Elles colonisent le fond des mers et des océans sur l’ensemble de la planète, des zones côtières peu profondes aux canyons sous-marins, des zones tempérées et tropicales aux zones polaires.

Doté d’un axe corné ou calcaire plus ou moins rigide, elles peuvent former des peuplements denses qui structurent le fond, formant de véritables « forêts animales » qui offrent des refuges à de très nombreuses espèces marines.

L’un des plus beaux paysages sous-marins en Méditerranée

En Méditerranée, entre la surface et 100 mètres de profondeur, 5 principales espèces de gorgones peuvent être rencontrées. L’une d’elles, la gorgone pourpre (Paramuricea clavata), forme des populations remarquables tant par leurs couleurs que par la taille des colonies qui peuvent dépasser un mètre de hauteur.

Elle constitue l’un des plus beaux paysages sous-marins de Méditerranée occidentale, prisé tant par les plongeurs amateurs que par les photographes. Les colonies présentes sont soit mâles soit femelles et toutes issues d’une larve ciliée (la planula). Leur croissance est lente (2 à 3 cm/an au maximum) et leur âge atteint plusieurs dizaines d’années.

Grande gorgone pourpre (Paramuricea clavata), espèce typique des fonds rocheux circalittoraux et des fonds coralligènes de Méditerranée. Dorian Guillemain, CC BY-NC-ND

Des « forêts animales » fragilisées par les activités humaines…

Les peuplements de gorgones pourpres, comme d’autres peuplements de gorgones, sont fragiles et soumis à des pressions provoquées par les activités humaines en zone côtière. En Méditerranée, ces peuplements sont également régulièrement impactés par les conséquences du changement climatique.

Les ancrages des bateaux de plaisance (pêcheurs, plongeurs) et la pose des filets de pêche peuvent ainsi causer l’arrachage de ces fragiles colonies ou provoquer des blessures (nécrose) du tissu vivant recouvrant l’axe corné. Les zones mises à nue sont ensuite colonisées par un ensemble d’organismes épibiontes qui mettent en péril la survie de la colonie.

L’hypersédimentation liée aux aménagements côtiers, aux modifications des cours d’eau et aux autres rejets de sédiments dans le milieu marin constitue également une menace sur les peuplements de gorgones.

Filet de pêche pris dans un peuplement de gorgone pourpre. Lors de sa relève, il engendrera l’arrachement de colonies et des nécroses du tissu vivant recouvrant leur squelette corné. Benoist de Vogüé, CC BY-NC-ND

… et par le changement climatique

Parallèlement à l’augmentation des activités humaines dans la zone côtière, le changement climatique s’est manifesté, ces dernières décennies, par l’apparition d’anomalies thermiques dans la colonne d’eau liées à des périodes d’absence de période de vent (mistral sur les côtes provençales).

La conséquence en est une plongée des couches « d’eau chaude » de surface (température > 22 °C) durant de longues périodes (plusieurs semaines). Ces eaux chaudes sont alors à l’origine d’épisodes de mortalité, plus ou moins importants, au sein des peuplements de gorgones habituellement exposés à des eaux plus froides (aux alentours de 13 à 15 °C).

Nécrose du tissu vivant ayant mis à nu le squelette corné d’une gorgone qui a été recouvert dans un deuxième temps par des organismes épibiontes. Cette nécrose a été engendrée par une anomalie thermique observée en 2014 jusqu’à 30 mètres de profondeur. Benoist de Vogüé, CC BY-NC-ND

En 1999, une vaste anomalie thermique a ainsi affecté les peuplements de gorgones en Méditerranée occidentale, de l’Espagne à l’Italie. En dehors des gorgones, une vingtaine d’autres espèces (éponges, mollusques bivalves, bryozoaires, ascidies) a également été touchée.

Cette anomalie thermique s’est caractérisée par la présence durant un mois d’une colonne d’eau chaude (23 à 24 °C) jusqu’à 40 à 60 mètres de profondeur. D’autres évènements de ce type ont ensuite été observés en 2003, 2006 ou 2009, affectant les gorgones de façon plus ou moins importantes.

Si l’augmentation de la température est à l’origine de ces épisodes de mortalité, les mécanismes sont multiples. Ils intègrent l’intervention de processus physiologiques, de modifications du microbiote associé aux gorgones, avec parfois la survenue d’agents pathogènes, mais aussi des facteurs génétiques conférant une résistance plus ou moins grande à ces stress thermiques.

En tenant compte des grands changements climatiques en cours, une modification de la distribution géographique et bathymétrique de ces espèces structurantes et patrimoniales est ainsi attendue dans les décennies à venir.

À la découverte d’un peuplement profond unique

Si la répartition des peuplements de gorgones est bien assez bien connue jusqu’à une cinquantaine de mètres en Méditerranée, elle l’est beaucoup moins plus profondément.

Un peuplement singulier a ainsi été découvert il y a quelques dizaines d’années au large de la Côte bleue (rade nord de Marseille) entre 50 et 60 mètres de profondeur. Ce peuplement occupe un vaste plateau rocheux s’étendant sur prêt de 2500 hectares.

Gorgone pourpre (Paramuricea clavata) géante (taille humaine) découverte sur un fond rocheux au large de la Côte bleue (nord de Marseille) par 60 mètres de profondeur. Romain Bricoult, CC BY-NC-ND

Il se caractérise par une forte densité de gorgones, mais surtout par la présence de colonies géantes (entre 1,50 et 1,80 mètre de hauteur). L’âge présumé de telles colonies avoisine sans doute le siècle.

Ce gigantisme et cette concentration unique de colonies de Paramuricea clavata ont fait l’objet de deux études dont les objectifs étaient de comprendre l’origine de ces caractères particuliers (programme REFUCLIM) et d’aborder plus précisément leur répartition (programme GIGOR). Les résultats paraissent montrer qu’en dehors de leur morphologie ces gorgones sont génétiquement uniques et clairement distinctes de celles rencontrées moins profondément.

L’environnement qui les entoure est, quant à lui, très particulier. Les gorgones sont non seulement soumises régulièrement à de forts apports de matière organique liés à la proximité du panache du Rhône, mais les courants de fonds y sont globalement faibles. La conjonction de ces deux paramètres permet aux gorgones d’atteindre des tailles exceptionnelles.

Un refuge vis-à-vis du réchauffement climatique ?

Ces peuplements de Paramuricea clavata constituent un patrimoine remarquable, protégé pour l’instant du réchauffement des eaux méditerranéennes. Malheureusement, ils sont localement impactés par la pêche et plus particulièrement par la pêche plaisancière. En effet, le vaste plateau rocheux occupé par ces gorgones géantes est un lieu de concentration de daurades à l’automne, poissons convoités par les pêcheurs amateurs.

Jusqu’à 180 bateaux y ont ainsi été dénombrés en une journée (le 29 octobre 2016 suivant le comptage réalisé par le parc marin de la Côte bleue) lors de la période de rassemblement des daurades. Les ancrages des bateaux et les lignes de pêche engendrent l’arrachage de nombreuses colonies géantes. La gestion de la fréquentation de cette zone, incluse dans une zone Natura 2000, paraît donc indispensable si l’on veut allier subsistance d’un patrimoine naturel unique et pratique des activités humaines.

D’une façon plus générale, l’étude des peuplements profonds de gorgones constitue un axe de recherche majeur dans les années à venir, non seulement pour engager des mesures de protection adaptées, mais également pour mieux comprendre leurs connexions avec les peuplements occupant les plus faibles profondeurs.

Un des enjeux est notamment de savoir dans quel cas ces peuplements profonds peuvent constituer des populations refuges vis-à-vis du réchauffement climatique.

Stéphane Sartoretto, Chercheur en écologie marine (écosystèmes benthiques méditerranéens de substrat dur), Ifremer

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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