Clochemerle ou l’impossible désarmement

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Le FDBDA republie les textes publiés par ThucyBlog tout au long de l’été.


Par Thucyblog, le 21 juillet 2021

Pour s’en tenir à l’une des plus récentes dans une perspective historique, la période de l’entre-deux-guerres fut marquée par toute une série d’initiatives dans le domaine du désarmement. Elles se soldèrent presque toutes par des échecs à l’exception notable de deux d’entre elles. Parmi les dispositions les plus importantes prévues par le traité de Versailles figurent des mesures de désarmement à la fois sanctions contre l’Allemagne et premières mesures de désarmement général (prélude au désarmement général, prévu dans les articles 8 et 9 du Pacte de la Société des Nations). En 1925, le Conseil de la SdN fut chargé d’organiser une conférence pour tenter de parvenir à une limitation et à une réduction des armements. Celle-ci siégea à Genève de 1926 à 1931 avec la participation de vingt-six pays. L’année 1934 fut marquée par le réarmement de l’Allemagne, qui rendit vaines toutes les tentatives de la Conférence pour résoudre la question du désarmement. L’échec était désormais patent. Ce qu’écrit Gabriel Chevallier dans sa fameuse chronique d’un village de Bourgogne dans les années 1930 intitulé Clochermerle au chapitre XIX intitulé : « Petites causes, grands effets »[1] apparaît comme prémonitoire tant au regard des travaux de la Conférence du désarmement dans l’entre-deux guerres que de la paralysie actuelle de cet organisme, remis sur les rails, sous cette appellation en 1984 et toujours basé à Genève[2]. Décidément, l’entreprise du désarmement n’a jamais été, n’est pas et risque de ne jamais être un long fleuve tranquille tant elle est tributaire du climat des relations internationales. Reprenons les extraits les plus pertinents de la description de la Conférence du désarmement qu’en fait l’auteur !

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Le président du Conseil, accompagné de son ministre des Affaires étrangères et d’une suite importante de techniciens, séjournait à Genève, où il représentait la Conférence du désarmement.

Cette conférence débutait sous les meilleurs auspices. Toutes les nations, grandes et petites, étaient d’accord pour désarmer et convenir que le désarmement apporterait un grand soulagement aux maux de l’humanité. Il ne s’agissait plus que concilier les points de vue, nécessairement différents, avant d’arrêter les articles d’un plan mondial.

L’Angleterre disait :

– Nous sommes le premier peuple maritime du monde, depuis plusieurs siècles. En outre, à nous seuls, Anglais, nous possédons la moitié des colonies disponibles dans le monde, ce qui revient à dire que nous faisons la police sur la moitié du globe. Voilà le point de départ de tout désarmement. Nous nous engageons à ce que le tonnage de notre marine n’excède jamais du double le tonnage de la seconde marine du monde. Commençons donc par réduire les marines secondaires, et la réduction de notre marine secondaire suivra sans tarder.

L’Amérique disait :

– Nous sommes dans la nécessité de nous mêler des affaires de l’Europe où tout va mal par excès d’armements, qui ne peut évidemment se mêler des affaires de l’Amérique, où tout va bien. Le désarmement concerne avant tout l’Europe, qui n’est pas qualifiée pour contrôler ce qui se passe sur l’autre continent (« Et d’ailleurs, ces Japonais sont de bien grandes et redoutables canailles ». Mais cela se murmurait seulement dans les coulisses de la Conférence). Nous apportons un programme américain. En tout, les programmes américains sont excellents, car nous sommes le pays le plus prospère de la terre. Enfin, si vous n’acceptez pas notre programme, attendez-vous à recevoir nos relevés de factures…

Le Japon disait :

– Nous sommes prêts à désarmer, sauf qu’il convient d’appliquer à notre peuple un « coefficient d’extension » qu’on ne saurait en bonne justice lui refuser, si on le compare aux peuples en régression. Nous avons actuellement la plus forte natalité du monde. Et si nous ne mettons pas un peu d’ordre en Chine, ce malheureux pays va sombrer dans l’anarchie, ce qui serait un immense désastre pour la communauté humaine (« Et d’ailleurs, ces Américains sont des brutes orgueilleuses et de bien inquiétantes crapules ». Mais cela se murmurait seulement dans les coulisses de la Conférence).

L’Italie disait :

– Dès que nous aurons égalé en puissance l’armement de la France, que nous égalons en population, nous commencerons à désarmer (« Et d’ailleurs ces Français sont de bien grands voleurs. Ils nous ont autrefois volé Napoléon. Et voici qu’ils nous volent maintenant le nord de l’Afrique. Est-ce que Rome, oui ou non, a bien réduit Carthage ? ». Mais cela se murmurait seulement dans les coulisses de la Conférence).

La Suisse disait :

– Étant pays neutre, appelé à ne jamais se battre, nous pouvons bien armer tant que nous voulons, cela n’a pas d’importance (« Et d’ailleurs, si le désarmement était chose faite, il n’y aurait plus de conférence du désarmement et notre syndicat d’initiative le trouverait mauvais. Et vous, messieurs, vous n’aurez plus si souvent l’occasion de venir en Suisse aux frais de la princesse ». Mais cela se murmurait seulement dans les coulisses de la Conférence).

Et la Belgique :

– Étant pays neutre, dont la neutralité n’est pas respectée, nous demandons à nous armer librement jusqu’aux dents.

Et les petits peuples de formation récente, les plus turbulents, les plus faiseurs d’embarras, les plus criards :

– Nous sommes vivement partisans du désarmement des grandes nations qui nous menacent de toute part. Mais en ce qui nous concerne, nous devons d’abord songer à nous armer décemment (« Et d’ailleurs les armements sont très nécessaires à nos emprunts, car ils garantissent à nos prêteurs que leur argent leur reviendra par le truchement des marchands de canons ». Mais cela se murmurait seulement dans les coulisses de la Conférence).

Bref, toutes les nations tombaient d’accord sur une formule qui se résumait d’un mot : « Désarmez ! ». Et comme toutes les nations avaient délégué à Genève leurs experts militaires, les firmes Krupp et Schneider jugèrent opportun d’y dépêcher leurs meilleurs courtiers, qui auraient certainement dans les hôtels l’occasion de parler des nouveaux modèles et d’enregistrer de bonnes commandes. Ces courtiers savaient à fond leur métier, possédaient des fiches de renseignement très complets sur les hommes d’État et leurs satellites, et disposaient d’un budget de corruption qui permettait de contenter les consciences les plus difficiles D’ailleurs gagnés par l’ambiance pacifiste, les concurrents estimèrent plus profitables de désarmer eux-mêmes sur le plan commercial

– Il a place pour deux, mon cher confrère, dit le courtier de Krupp. Qu’en pensez-vous ?

Ja wohl, ja wohl ! lui répondit dans sa langue, par courtoisie, le courtier de Schneider. Ich denke so. Pour sûr, nous n’allons pas nous battre à Genève !

– Alors, part à deux, conclut le courtier de Krupp. Pour quels articles êtes-vous spécialement placés,

– En 65, en 75, en 155 à tir rapide, en 270 et en 380. Je suis certainement sans concurrence, répondit le Français. Et vous ?

– Pour le 88, les 105, 130, les 2010 et les 420, je crois que vous ne pouvez pas vous aligner, répondit l’Allemand.

– Alors, tope, compère !

– Tope ! Et tenez pour vous montrer que je suis loyal, je vous signale que la Bulgarie et la Roumanie ont l’intention d’améliorer leur artillerie légère. Vous ferez certainement affaire avec ces gens-là. Par exemple, prenez garde à la Bulgarie : son crédit n’est pas fameux.

– Je prends note. Et voyez vous-même du côté de la Turquie et de l’Italie. Je sais qu’elles ont besoin de grosses pièces pour leurs places fortes.

Depuis quarante-huit heures, les deux courtiers avaient déjà eu d’utiles conversations et remis quelques chèques encourageants. Les marchandages de la conférence elle-même allaient moins aisément. Mais on avait déjà prononcé cinq ou six discours de premier ordre, d’une grande élévation de pensée, supérieurement calculés en vue des résonances internationales. Le discours français venait au premier rang.

*  *  *

Dans la nuit du 19 septembre parvient à Genève un message chiffré qui avait trait aux vifs incidents de Clochermerle. Dès que ce message fut traduit, le secrétaire courut aux appartements du président du Conseil, afin que ce dernier en prît aussitôt connaissance. Le chef du gouvernement lut deux fois le message, et une troisième fois à voix haute. Puis il se tourna vers quelques collaborateurs qui se trouvaient là :

– Nom de Dieu, dit-il, mon ministère peut très bien sauter sur une histoire pareille ! Il faut que je rentre immédiatement à Paris.

– Et la conférence, monsieur le président ?

– C’est bien simple : vous allez la torpiller. Trouvez un moyen et vite. Le désarmement peut attendre : ça fait mille ans qu’il attend. Mais Clochemerle n’attendra pas, et ces abrutis vont me flanquer une interpellation dans les quarante-huit heures, tels que je les connais !

– Monsieur le président, proposa le chef des experts, il y aurait peut-être moyen de tout arranger. Confiez votre plan au ministre des Affaires étrangères. Il défendra le point de vue de la France, et nous le soutiendrons de notre mieux.

– Vous n’êtes pas culotté, vous ! dit froidement le président du Conseil. Vous pensez que j’ai transpiré depuis un mois sur mon plan pour le passer aujourd’hui à Rancourt qui se taillera sur mon dos un succès personnel ? Pour un expert, permettez-moi de vous dire que vous évaluez mal, mon cher ami !

– Je croyais, balbutia l’autre, voir l’intérêt de la France…

Excuse bien fâcheuse er parut vivement déplaire au président du Conseil. Il s’écria :

– La France, c’est moi ! Jusqu’à nouvel avis. Allez-vous occuper, messieurs de renvoyer en douceur tous ces macaques dans leur pays. Nous leur foutrons une autre conférence dans quelques mois. Ça fera une balade pour tout le monde. Qu’on ne me casse plus la tête avec cette histoire qui est finie…

Ainsi échoua en 1933, la conférence du désarmement. La destinée des nations tient à peu de chose. On en a ici un nouvel exemple. Si Adèle Torbayon avait été moins voluptueuse, Tardivaux moins entreprenant, Arthur Torbayon moins susceptible, Foncimagne moins volage, la Putet moins haineuse, peut-être le sort du monde en eut été changé… (pages 382 à 388).

[1] Gabriel Chevallier, Clochemerle, Les éditions Rieder, 1934 (repris plus tard dans Le Livre de Poche en 1987).

[2] Paul Dahan, La Conférence du désarmement : fin de l’histoire ou histoire d’une fin ?, Annuaire français de relations internationales, XLVIII, CNRS éditions, 2002, pp. 196-213


Cet article a été initialement publié sur le site ThucyBlog le 21/07/2021. Vous pouvez retrouver ici l’article original.

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