Une ville-port, Toulon

Marc-Rene Bayle

Par Marc-René Bayle

Que d’images liées à Toulon dans l’imaginaire collectif : la « Royale », le port des expéditions coloniales, Jean Valjean et la chaîne de bagnards, les penseurs et les écrivains, venus en grand nombre (Flora Tristan, Stendhal, Michelet, qui qualifiait Toulon de « port de France sous le ciel du Bosphore », Jules Verne, Pierre Loti, Claude Farrère, Francis Carco, Aragon, André Breton, James Joyce, Blaise Cendrars, Charles de Gaulle, qui y écrivit une partie de ses Mémoires de guerre), sans oublier les artistes (Félix Mayol, Raimu, Matisse, Gibert Bécaud et ses Marchés de Provence, Jean Le Poulain, etc.) ; et puis les blessures restées vives, comme la flotte qui se saborda, le 27 novembre 1942, ou la prise de la municipalité par le Front national en 1995 ; et, en même temps, une fierté retrouvée avec le porte-avions Charles de Gaulle, vecteur de notre puissance maritime. Sans compter l’éclat du Rugby club toulonnais.

Depuis quatre siècles, l’histoire de Toulon est liée, de manière consubstantielle, à celle de la Marine. Toulon, à l’instar de Brest, entre dans la catégorie des ports de guerre, de « Port-Royal ».


Ce fut sous le règne d’Henri IV que fut concédé en 1595, du moins « sur le papier », l’arsenal de marine, en accordant aux Toulonnais la jouissance des terrains gagnés sur la mer pour y édifier un nouveau quai, avec un emplacement réservé « pour la construction et fabrique des vaisseaux » (B. Cros). En 1610, les galères de Marseille furent transférées à Toulon. Mais c’est surtout sous le gouvernement de Richelieu que furent jetées les bases d’une « marine royale et permanente », en 1632, et, partant, d’un arsenal. En 1634, des anneaux furent scellés dans l’enceinte maritime afin d’amarrer les galères, puis dans les années 1640 furent décidés le dragage de la darse, afin de permettre l’accueil des vaisseaux du roi, et la création de magasins.

Le « grand dessein » de Colbert et de Vauban

Dans les années 1660-1690 fut mise en œuvre la création d’un grand
arsenal, qualifié de « grand dessein » par Colbert. Pour expliquer le choix de Toulon, il faut en effet se référer au grand mémoire de Vauban (1680) qui vantait sa rade, vaste, d’accès aisé, avec des fonds qui atteignent rapidement les 3 000 mètres, à l’abri des vents, « la plus belle rade d’Europe », selon son appréciation. Le choix de Toulon donna lieu à la création d’un arsenal d’Etat, véritable complexe industrialo-militaire, ayant recours à une main d’œuvre abondante, autour de 3 000 ouvriers (contre 10 000 à Brest). Vauban était mû par un souci de rationalisation, comme en témoigne cet extrait de son mémoire précité :

« Rien n’est plus important dans la construction d’un arsenal que d‘éviter les dépenses superflues, faciliter les abords par terre et mer, et abréger le travail de leur transport du lieu où on les prend aux lieux où ils doivent être employés, ce qui ne peut se faire qu’en dirigeant les bâtiments de manière que les accès à la mer et à la terre soient libres et bien dégagés ».

Port de guerre depuis Richelieu, le pouvoir royal entreprit à partir de 1681
son agrandissement. Après la confrontation de plusieurs projets opposant le chevalier de Clerville et Puget, Vauban, conscient que « la ville était pleine comme un œuf », se rallia à celui de Puget. Il consistait à conserver l’existant, tout en agrandissant la ville et l’arsenal vers l’ouest, soit à hauteur de 11 hectares, et ce afin de séparer nettement le port existant, réservé au commerce, du nouveau port militaire (la darse Vauban). Surtout l’on gagna la ville sur les marais, donc sur des terrains à vil prix, permettant d’aménager la nouvelle ville et l’arsenal de manière rationnelle (J.-P. Poussou). Fut aussi entreprise la dérivation des ruisseaux du Las et de l’Eygoutier, car leurs alluvions risquaient de combler l’entrée du port, et le vieux port s’envasait par l’apport constant des déjections provenant des eaux usées de la ville. Les historiens considèrent que Toulon fut le seul port-arsenal obéissant à une logique fonctionnelle, correspondant à une création autoritaire d’une nouvelle ville obéissant à un plan bien défini destinée à obtenir une maîtrise aussi parfaite que possible de « l’espace industriel et urbain ».

Au XVIIIème siècle, l’arsenal se densifia, avec la création d’un bassin de
radoub, le premier en Méditerranée (1774-1778), et l’aménagement du bagne (1782). Le port de Toulon fut marqué au XIXème siècle par la construction d’une marine mécanisée et métallique et par sa fonction de port de projection expéditionnaire, amenant à une série d’agrandissements : celui de la plaine de Castigneau, avec la création de nouveaux bassins de radoub adaptés à l’accroissement de la taille des bâtiments, un établissement de vivres, la construction d’un bagne pour 6 000 hommes, un hôpital, une nouvelle darse, un nouvel arsenal inauguré par Napoléon III en 1860, l’élargissement vers l’est vers Malbousquet, avec la nouvelle darse de Missiessy, une pyrotechnie, des nouvelles casernes (le dépôt des équipages), et, au tournant du siècle, la création d’une station de sous-marins. A partir de 1911 débutait le titanesque chantier de quatre bassins de radoub en zone Vauban (442 mètres de longueur), terminé en 1927. Toutes ces infrastructures étaient inspirées par le souci de conforter son rôle de port expéditionnaire.

Toulon, port d’expédition coloniale

Toulon fut pendant longtemps la ville de garnison des troupes coloniales. A partir de l’expédition d’Egypte, le « rêve d’Orient » fit de Toulon le point de départ pour les expéditions d’Espagne (1823), de Morée (1828), d’Alger (1830), de Rome (1849), de Crimée (1844-1855) et du Mexique (1862). A la veille de la Grande Guerre, la Deuxième Division coloniale, qui y était implantée, comprenait plus de 10 000 coloniaux. Pendant l’entre-deux-guerres, ces troupes, transformées en régiments de tirailleurs sénégalais, occupaient près de dix casernes (Bazeilles, Polygone, Gardanne, Lamer, Grignan, Missiessy). L’inscription gravée encore aujourd’hui sur la porte de la caserne Bazeilles témoigne de ce passé : « Construite en 1945, sur le rond-point actuel de l’Infanterie Marine, la caserne Bazeilles a été l’un des berceaux des Troupes de Marine. Elle abrita le 3ème puis le 4ème régiment dans lesquels servirent les chefs prestigieux, tels que Faidherbe, Marchand, Gallieni (…). Le seul vestige de cette caserne détruite dans un bombardement aérien en 1942 est formé par cette porte que franchirent des milliers de marsouins qui ont édifié notre empire d’outremer. Pour notre cité, elle est un symbole, le témoin du passé glorieux de notre armée coloniale ».

La première base navale méditerranéenne

Les bombardements alliés de la Seconde Guerre mondiale, échelonnés de novembre 1943 à août 1944, détruisirent la moitié des surfaces couvertes d’avant-guerre, De nouveaux travaux furent entrepris à partir des années 1950 : centres de commandement, ateliers industriels. Dans les années 1970, la réorientation nord-sud de la géostratégie conféra au port de Toulon un rôle central dans le déploiement de forces navales conventionnelles. Les deux tiers de la flotte, dont les porte-avions (Foch, Clémenceau) et les sous-marins nucléaires d’attaque, y furent basés. A la fin du XXème siècle, Toulon abrita les porte-avions Charles de Gaulle, de nouveaux bâtiments de projection et de commandement et des nouvelles générations de frégates et de sous-marins nucléaires d’attaque.

La base navale de Toulon, dénomination qui remplace depuis quinze ans celle de l’arsenal, est aujourd’hui le premier port de guerre méditerranéen, concentrant 70 % des bâtiments de guerre français, jouant ainsi un rôle majeur en matière de projection de forces, comme ce fut le cas durant la première guerre du Golfe, lors des conflits des Balkans et des crises plus récentes.

Au total, le port militaire de Toulon est le fruit d’un processus continu de
développement : d’une emprise inférieure à 10 hectares (plan d’eau compris) depuis sa création sous Louis XIII, il s’étend désormais sur une superficie de plus de 250 hectares. Certes, le poids de la marine a diminué, même si elle tient toujours un rôle central (15 000 marins basés à Toulon, Naval Group représente 3 500 emplois dans ses établissements de Toulon et de Saint-Tropez, injection d’un milliard d’euros dans l’économie locale, 1 200 entreprises varoises en relation contractuelle avec la Marine). Et la rade continue de tenir une place primordiale, avec le pôle de compétitivité « Mer Méditerranée » et un pôle de croisière (troisième rang des ports-croisières français, comptant 1,4 millions de passagers en 2015).


Cet article a été initialement publié dans la Revue des Provinces, n°8 en 2018.

Sélection bibliographique

Maurice Agulhon, Une ville ouvrière au temps du socialisme utopique, Toulon de 1815 à 1851, éditions de l’EHESS, 1977 (1ère édition).

Marc Bayle, Les droites à Toulon (1958-1994), De l’Algérie française au front national, Les Presses du Midi, 2014.

Gilbert Buti, « Le Var et la Méditerranée », in Académie du Var, Toulon, le Var et la mer, Akademos, 2017, pp.31-39.

Bernard Cros, « L’arsenal de Toulon, quatre siècles d’histoire », in Académie du Var.

Jean Meyer et Jean-Pierre Poussou, « Les villes maritimes », in Etudes sur les villes françaises. Milieu du XVIIème siècle jusqu’à la Révolution française, SEDES, 1995, pp. 226-248.

Jean Peter, Vauban et Toulon, histoire de la construction d’un port-arsenal sous Louis XIV, Economica, 1994.

Michel Vergé-Franceschi, Toulon, port royal (1481-1789), Taillandier, 2002.

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