L’Indo-Pacifique : quels enjeux pour l’Europe et l’Asie non chinoise ?

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Par Emmanuel Véron & Emmanuel Lincot.

Le concept Indo-Pacifique suggère l’importance du domaine maritime dans les relations internationales et plus précisément en géopolitique. Support de la mondialisation d’une part, de la cristallisation de tensions entre États ou acteurs non-étatiques d’autre part, la mer, en particulier de la façade asiatique du Pacifique à l’océan Indien, est un support privilégié de la réflexion stratégique des puissances. Chacune d’entre elles développe sa propre interprétation. En ce sens, l’Indo-Pacifique, d’abord par sa géographie (routes maritimes, détroit, diversités des configurations maritimes, zones portuaires, corridors vers l’intérieur des continents etc.), puis par la densité des formes de rivalités et des tensions, fait l’objet d’une attention soutenue dans les milieux stratégiques et diplomatiques. Le récent voyage de Jean-Yves Le Drian en Inde le confirme. Tensions avec Pékin, contentieux insulaires et menaces d’un expansionnisme chinois depuis les marges territoriales de l’Asie du Sud (Pakistan, Sri Lanka) et de l’Est (Cambodge, Myanmar, Laos, Thaïlande) font craindre à New Delhi un encerclement. D’où l’intérêt pour l’Inde d’élargir le périmètre de son action stratégique comprenant son environnement à la fois proche et plus lointain. La Look East Policy, engagée à partir de 1991 vis-à-vis des régions de culture indianisée, puis la New West Policy mise en œuvre dès 2014 par Narendra Modi à l’égard des Proche et Moyen-Orient, y répondent avec un succès mitigé. Difficile, il est vrai, pour l’ensemble de ces pays de résister aux propositions chinoises, à cette BRI (Belt and Road Initiative) mise en œuvre depuis 2013 par Pékin, s’appuyant sur d’importantes surcapacités commerciales et industrielles. D’où le rapprochement, tous azimuts, opéré par l’Inde avec les pays occidentaux. Ces derniers ont eux-mêmes pris la mesure de la dangerosité des projets chinois en repoussant pour Sines, au Portugal, les offres d’extension chinoises pour la zone portuaire, une entrée stratégique en Europe, ou encore le surendettement du Monténégro lié à la construction d’infrastructures par la Chine.

Ces décisions, lourdes de sens, font apparaître les Nouvelles Routes de la soie pour ce qu’elles étaient : un projet de puissance, et d’une puissance autoritaire. La Covid-19 aura donc précipité les Européens, d’abord indécis, voire l’Inde dans les bras des États-Unis. Leurs ambitions stratégiques respectives forment un cordon sanitaire se prolongeant jusqu’à l’Australie et le Japon.  Bien qu’étant encore à l’état d’ébauche, ce projet se heurte de plein fouet aux intérêts russo-chinois. D’un côté, les États-Unis ont publié trois principaux documents sur l’Indo-Pacifique, l’un par la National security strategy en 2017, puis deux autres en 2019 : d’une part par le Département de la Défense (Indo-pacific Strategy Report. Prepardness, Partnerships, and Promoting a Networked Region) et d’autre part par le Département d’Etat (A Free and Open Indo-pacific. Advancing a Shared vision). D’un autre côté, le ministère de la Défense française a publié en 2019 un document officiel intitulé : « La France et la sécurité en Indopacifique ». L’Inde, le Japon, l’Australie et d’autre pays d’Asie (l’Indonésie par exemple) prennent part à travers différents positionnements lors de réunions diplomatiques ou stratégiques. En somme, les lignes de la « Pax Americana » en Asie-Pacifique bougent non seulement par l’affirmation de la Chine comme la puissance concentrant les différents paramètres de rivalités, mais également par l’appropriation par toutes les puissances du concept Indo-Pacifique et leur propre interprétation.

Ce texte aborde un bref historique des termes « Indo-Pacifique » et met en perspectives le cadre évolutif de ce concept stratégique (de l’Europe à l’Asie) et des rivalités géopolitiques croissantes entre la Chine et les pays associés.

Une généalogie des mots

Si le concept Indo-Pacifique fait beaucoup parler et couler d’encre depuis le milieu des années 2010, il n’en demeure pas moins que la cohérence de son usage se forge dès les années 2000, avec d’une part l’importance du fait maritime dans la politique internationale, en particulier sur des critères de sécurité, et d’autre part dans la primauté des routes maritimes connectant l’Asie à l’Europe d’un côté, et l’Asie à l’Amérique de l’autre. La question sécuritaire sera d’abord celle d’une réponse à des crises naturelles comme le tsunami fin 2004 à l’intermédiaire entre les deux océans, puis celle de la menace de la prolifération nucléaire de la Corée du Nord au Moyen-Orient dans laquelle les États-Unis de l’administration Bush lanceront le « Proliferation Security Initiative » pour imposer des normes et une meilleure surveillance des ports et routes maritimes. Rapidement s’ajouteront les corollaires de la mondialisation et la montée en puissance des pays asiatiques dans la production mondiale : dépendance aux hydrocarbures du Moyen-Orient, piraterie (et besoin de sécurité) dans la zone de Bab-el-Mandeb et au-delà, développement des diplomaties régionales par les puissances asiatiques.

En ce sens, il a beaucoup été question dès le début des années 2000 d’une « stratégie chinoise » dite du « collier de perles », après diverses analyses par des cabinets américains, japonais et indiens, démontrant le développement de facilités portuaires chinoises à capacité duales depuis la mer de Chine méridionale jusqu’en Afrique. Le lancement de la composante maritime du projet des « Nouvelles routes de la soie » (2013) recoupe en très large partie les localisations, prêts et ambitions chinoises décrites près de 10 ans plutôt…

L’Inde initiera une diplomatie pro-active en plusieurs temps (dès les années 1990 – Look East Policy puis Act East Policy) en direction des pays de l’Asie du Sud-Est afin de s’imposer comme une puissance régionale alternative à l’expansion chinoise. Dans le même temps, Washington intègre dans son dispositif stratégique, le poids de l’Inde comme quasi symétrique à celui de la Chine. Dès la première administration Obama, le choix du désengagement au Moyen-Orient et la concentration des forces et moyens en Asie s’exprimera dans la logique du « Pivot vers l’Asie » et une nouvelle donne dans la politique extérieure des États-Unis (intérieure également par voie de conséquence), à savoir la « question chinoise ». Enfin, à partir de 2007 apparaît le « Quad », nouveau format diplomatique entre quatre démocraties de la région : Japon, Inde, États-Unis et Australie. Le Japon était l’un des principaux promoteurs, souhaitant conforter l’alliance avec les États-Unis, tout en se rapprochant de l’Inde.

L’ « opposé coopère », la position américaine et la place de la France dans le concept Indo-Pacifique

Dans la continuité du « Pivot vers l’Asie » engagé par la première administration Obama, la diplomatie américaine et la pensée stratégique ont rapidement engagé un processus de réflexion global pour contenir les poussées chinoises de l’océan Indien à l’océan Pacifique. Ainsi est apparu, il y a un peu moins d’une décennie, l’idée du bassin « Indo-Pacifique » pour penser et anticiper les rivalités stratégiques. En réponse (indirecte) à la géostratégie américaine depuis l’après 2e GM, Pékin propose un plan géoéconomique et diplomatique au travers des dites « Nouvelles routes de la soie ». Ce dernier va nourrir chez les analystes et les dirigeants politiques américains l’idée de renforcer les alliances stratégiques dans la zone. Les États-Unis seraient la puissance donnant la direction à ses partenaires dans un rapport de force avec Pékin.

L’élection de Donald Trump n’a pas fondamentalement modifié la cartographie des alliances stratégiques américaines en Asie. Elle est en continuité avec la Third Offset Strategy annoncée par Chuck Hagel fin 2014, visant à surclasser les capacités chinoises (avancées technologiques et qualitatives face aux paramètres quantitatifs) par une vaste initiative capacitaire[1]. Les liens de défense et de sécurité avec le Japon, la Corée du Sud, Taïwan et plusieurs pays d’Asie du Sud-Est (Vietnam compris) se sont au contraire renforcés par le déploiement du système antibalistique THAAD (Terminal High Altitude Area Defence)[2] en Corée du Sud (mars 2017) afin de prévenir d’éventuels tirs de missiles nord-coréens, la multiplication d’exercices militaires, manœuvres et Fonops (Freedom of Navigation Operations) dans les eaux de la mer de Chine, initiées par l’administration Obama (dans la stratégie dite du « Pivot » vers l’Asie). En ce sens, les capacités diplomatiques et militaires des États-Unis ont suivi une courbe croissante des moyens, des navires de guerre déployés (y compris aérien -aéronefs de tous types, du bombardier stratégique aux avions de combat comme de patrouille maritime) et des installations de détections, d’interceptions et balistiques.

Les liens stratégiques et militaires avec ces partenaires de défense en Asie-Pacifique s’inscrivent dans le cadre global du concept « Indo-Pacifique », plus précisément Free and Open Indo-Pacific, où l’on retrouve les alliés des États-Unis : Japon, Corée du Sud, Taiwan, Australie, Nouvelle- Zélande, France, quelques pays d’Asie du Sud-Est, l’Inde et le Royaume-Uni, le tout, formant pour les Chinois un parfait encerclement dans son environnement régional.

On parle dès lors de concept Indo-Pacifique. Les États-Unis comme le Japon vont initier le mouvement d’un champ lexical, qui est aujourd’hui structurellement mobilisé pour évoquer la rivalité de modèle entre les démocraties en Asie-Pacifique et les régimes autoritaires sinon totalitaires : un « espace Indo-Pacifique libre et ouvert » (« A Free and Open Indo-Pacific », reprenant les termes mis en avant par les États-Unis et le Japon). C’est bien la défense de la liberté de circuler (en particulier sur les mers) qui est convoquée, en écho au durcissement des postures martiales de la Chine dans son approche maritime, autant que de la militarisation des bassins maritimes et aériens.

Depuis son arrivée au pouvoir, le président Biden a poursuivi la dynamique américaine Indo-Pacifique. Ses premiers échanges avec les Premiers ministres japonais, indien, australien ou sud-coréen mentionnaient tous l’idée de défendre et de promouvoir un « espace Indo-Pacifique libre et ouvert ». De plus, Joe Biden nomma Kurt Campbell (l’un des principaux artisans du « Pivot » de la présidence Obama), « coordinateur Indo-Pacifique », une fonction nouvelle au sein du National Security Council. Dans le même temps, l’Amiral Phil Davidson (ancien commandant du Pacific Command, restructuré en 2018, Indo-pacific Command) annonçait que le Pentagon basculait de son objectif historique de l’Asie du Nord-Est et de Guam vers une révision des forces de l’Indo-Pacifique face à la rapide modernisation de la Chine.

Dans ce contexte, en Europe, la réflexion sera timide, mais prend une certaine ampleur depuis la publication par les ministères régaliens français d’une feuille de route concernant les enjeux pour la France et l’UE en 2017. La France sera et reste encore le principal acteur européen au sein de cette définition stratégique. Depuis peu, plusieurs pays de l’Union ont témoigné de leur implication dans la région. Cette dynamique est en adéquation avec d’une part les intérêts français dans cette immense zone, et d’autre part avec l’éloignement et le relatif désintérêt pour la zone des pays de l’UE. Côté français, il y a une forme de continuité sécuritaire depuis Djibouti jusqu’en Polynésie française avec une présence militaire organisée en cinq commandements militaires répartis entre trois forces de souveraineté (FAZSOI, FANC, FAPF) et deux forces de présence (FFEAU, FFDj). L’ensemble est corrélé à la présence souveraine française dans ces zones et doit garantir la protection et la sécurité des ressortissants et des territoires français, mais aussi, le contrôle des zones économiques exclusives (ZEE) et les activités de coopération de défense de la France. Ainsi un réseau de plusieurs dizaines d’attachés de défense (résidents ou non) et de coopérants contribue au développement des coopérations bilatérales ou multilatérales dans le domaine de la défense et de la sécurité. En complément des aspects de souveraineté, les autorités françaises justifient leur stratégie par le facteur géoéconomique. En effet, l’interdépendance commerciale et économique de la France (plus largement de l’UE) avec les pays de la zone est très importante. Enfin, la forte concentration des enjeux sécuritaires et des tensions dans la zone justifient une réflexion stratégique et la définition de l’emploi des forces. La rivalité sino-américaine s’ajoute au dossier nucléaire et balistique nord-coréen, aux menaces transnationales, aux conflits territoriaux en mer et sur terre ou encore aux conséquences sécuritaires du changement climatique. En outre, les dépenses militaires sont en hausse constance et massive ces 20 dernières années, Chine en tête avec près de 250 milliards de dollars en 2019. La région concentre plusieurs puissances nucléaires (Inde, Chine, Pakistan et Corée du Nord, en plus de la France, de la Grande-Bretagne et des États-Unis). Malgré ces problématiques sensibles, la très grande majorité des pays de l’UE en restent éloignés et n’ont pas engagé de moyens militaires, stratégiques ou diplomatiques notables.

Vers un réveil stratégique de l’UE ?

Trop discrète durant ces dernières décennies, l’UE a initié une mue dans sa relation et analyse de la Chine depuis ces deux dernières années. L’ampleur des pillages industriels, le déséquilibre commercial, les postures politiques et diplomatiques opposées aux valeurs de l’UE ont toutes participé d’un changement de perception sur la Chine, maintenant qualifiée de « rival systémique ».

L’UE et ses pays membres sont soumis à une pression continue de la part de Washington pour suivre son sillon stratégique dans le cadre « Indo-Pacifique ». Ainsi, l’UE se retrouve dans une position intermédiaire entre les États-Unis et la Chine : d’un côté, l’alliance stratégique-militaire et commerciale ancienne de la relation transatlantique, de l’autre l’interdépendance forte sur les sujets économiques et commerciaux, de plus en plus technologiques. Dans ce contexte, plusieurs voix européennes proposent différentes approches : l’ « équidistance, alignement ou autonomie ».

La crise de la Covid-19 et les choix diplomatiques de Pékin ont accéléré une reconsidération des relations de nombre d’acteurs étatiques. En ce sens, après Paris, Berlin en septembre 2020, puis Amsterdam en novembre 2020 ont proposé un concept de stratégie pour la région Indo-Pacifique. L’Allemagne comme les Pays-Bas ont une structure assez similaire de leur approche Indo-Pacifique. Le rapprochement avec l’Inde est un premier facteur structurant pour tous y compris pour la France. Rappelons que 36 avions Rafale ont été vendus par la France à l’Inde qui en commandera sans doute un total de 150 appareils dans les années à venir. Les contacts chaque année plus nombreux avec la diplomatie indienne autour du Raisina Dialogue, rendez-vous annuel de la diplomatie régionale sous l’égide de New Delhi, signifie clairement que la France entend renforcer son ancrage en Inde, afin de protéger ses intérêts des appétits chinois dans la zone Indo-Pacifique. Le dialogue instauré entre Paris et New Delhi porte également sur les questions environnementales et la coopération bilatérale va être axée sur le développement des énergies décarbonées. Mais l’enjeu crucial pour l’ensemble des acteurs demeure la sécurisation des routes commerciales et l’attitude à adopter face à une Chine peu respectueuse de ses engagements et toujours prompte à soutenir des États dangereux (Iran, Pakistan…) pour la sécurité internationale.  

Ainsi, les Pays-Bas affirment plus ouvertement que par le passé la nécessité pour la Chine de respecter le droit international et les droits de l’homme. Les dirigeants néerlandais, dans un contexte de tensions et de rivalités sino-américaines et des arbitrages sur les technologies de ruptures (5G chinoise) se sont régulièrement prononcés à propos des litiges et de la militarisation en mer de Chine méridionale mais aussi concernant Hong Kong, Taïwan ou sur la situation des Ouïgours. Ces déclarations sont structurellement articulées à la politique étrangère des Pays-Bas aussi bien à l’UE que dans sa relation bilatérale avec Pékin. En ce sens, récemment, les Pays-Bas ont appelé l’UE à définir le cadre d’une stratégie Indo-Pacifique et une place d’observateur dans les négociations entre l’ASEAN et la Chine en mer de Chine méridionale concernant le Code de conduite.

De son côté, l’Allemagne a annoncé à l’automne 2020 la participation d’une frégate (Hambourg) à des exercices communs dans l’espace Indo-Pacifique aux côtés des marines régionales et occidentales. C’est la première fois qu’un navire allemand participera à ce type d’exercice au-delà des missions européennes et internationales dans la Corne de l’Afrique (lutte anti-piraterie, sécurité transnationale, lutte contre les trafics illicites etc.). Dans la continuité de cette annonce, Berlin a rendu publique une première ébauche d’une stratégie Indo-Pacifique appelée « Germany-Europe-Asia : Shaping the 21st century together – Policy guidelines for the Indo-Pacific ». Le ministère suggère quatre grands thèmes que l’Allemagne devrait promouvoir dans la zone :

  • La paix et la sécurité. 
  • Diversifier et renforcer les relations.
  • Libre circulation et libre marché.
  • La lutte contre le changement climatique.

Si le mouvement diplomatique et stratégique européen est encore discret et balbutiant, la convergence des paramètres d’action des États donne à comprendre le glissement progressif et la prise en compte des intérêts stratégiques des États européens dans le vaste espace Indo-Pacifique. Que ce soit Paris, Berlin ou Amsterdam, chacun de ces États propose un langage commun : l’importance du dialogue, du multilatéralisme et un ordre international fondé sur le droit. Ces valeurs et principes sont au cœur du projet européen, mais aussi en partage des grands partenaires de l’UE en Indo-Pacifique : Inde, Australie, Japon, États-Unis, Taïwan.

L’Allemagne et la France souhaitent un engagement plus fort et important de l’Europe au sein d’une politique commune de l’Indo-Pacifique. Josep Borell, haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, déclarait récemment que l’UE a besoin d’une approche stratégique pour l’Indo-Pacifique, confortant l’impulsion de l’Union en matière diplomatique et politique.

Depuis la fin de l’année 2020 et en cette première moitié d’année 2021, nombreux sont les Think Tank et centres de recherche qui ont inaugurés un programme d’études ou un observatoire sur le concept ou la région Indo-Ppacifique, en France (CERI de Sciences Po et le GIGA allemand) ou en Europe (ECFR). Ces initiatives académiques ont pour objectif de clarifier et de réfléchir aux enjeux et à la définition du cadre Indo-Pacifique selon les acteurs en Europe, en Asie (Australie inclue) ou aux États-Unis. Par-là­-même, les travaux issus de ces échanges devraient appuyer la décision politique entre pays membres de l’UE.

Au moins deux étapes supplémentaires pourraient être activées :

  • L’élargissement des États de l’UE à la formulation d’une stratégie européenne en Indo-Pacifique.

Enfin, en avril, le Conseil a adopté des conclusions sur une stratégie de l’UE pour la coopération dans la région Indo-Pacifique. Ainsi, est mentionné « l’intention de l’UE de renforcer son orientation stratégique, sa présence et ses actions dans cette région qui revêt une importance stratégique primordiale pour les intérêts de l’UE. Le but est de contribuer à la stabilité, à la sécurité, à la prospérité et au développement durable de cette région, dans un contexte de défis et de tensions croissants dans la région ».

Le choix d’une Asie non chinoise

Si les prémices d’une volonté européenne de peser dans le débat stratégique est de plus en plus manifeste, il n’en demeure pas moins plusieurs points de blocages importants. Premièrement, trois États sur 27 reste un nombre encore trop insuffisant pour définir une stratégie commune et efficiente. Aussi, plusieurs pays de l’UE ne sont pas favorables à ce type de définition et y voient un intérêt contre-productif dans leur relation avec Pékin. En cela le concept Indo-Pacifique reste flou, trop large et composite. Il renvoie directement à la structure même de l’UE, à son fonctionnement et à la divergence des intérêts stratégiques des pays membres, en plus de l’hétérogénéité de leur culture politique et diplomatique. Pour autant, non seulement le partenariat avec l’Inde mais aussi avec des pays déterminants dans le choix de cette architecture globale porte ses fruits. Ainsi, l’UE et le Japon ont signé, en 2018, un accord de coopération stratégique et commerciale, lequel s’est étendu la même année à un accord de coopération sécuritaire avec d’autres partenaires asiatiques (Inde, Indonésie, Singapour, Corée du Sud et Vietnam). Mieux connu sous le nom d’ESIWA (« Enhancing Security Cooperation in and with Asia », il inclut désormais d’autres formes de coopérations de nature sécuritaire en matière de lutte contre le terrorisme mais aussi dans le domaine de la cybersécurité. Autre fait significatif, l’UE a étendu son partenariat dans le domaine de la connectivité numérique.

Deuxièmement, les pays de l’UE ont un intérêt à participer aux différents formats cités plus haut. Aussi, il serait stratégiquement fort pour l’UE d’envisager un exercice ou une mission européenne rassemblant plusieurs navires (français, allemand, italien, espagnol et britannique – par exemple) avec pavillon des États et pavillon européen en Asie, de l’Inde au Japon en passant par l’espace d’intermédiarité qu’est l’Asie du Sud-Est. Ce type de dispositif pourrait aussi concerner des formations et missions diplomatiques d’unités d’intervention spécialisées européennes en matière antiterroriste et d’appuis (type projet ATLAS) en Asie du Sud, du Sud-Est et du Nord-Est jusqu’en Océanie.

Enfin, si la zone est majeure pour les industries de l’UE, notamment, le facteur indien qui cristallise les démarches néerlandaises, allemandes et le rapprochement de l’Italie ou d’autres États de l’Union, les partenariats de défense et les contrats d’armements illustrent des formats clés de coopération et de cohésion de l’ensemble. L’exemple australien est éloquent. Acteur important de la région (membre des 5 Eyes, partenaire commercial de l’Inde, du Japon, de l’ASEAN et de la Chine), l’Australie a publié un livre blanc de la politique étrangère australienne en novembre 2017 (pour 10 ans), nommé Australia in the Asian Century. Ce document officiel fait suite à la publication du Livre Blanc sur la Défense de 2012 et celui de 2016. La Chine constitue une source d’inquiétude et d’incertitude forte pour la conduite de la politique étrangère. De plus, une nouvelle législation destinée à lutter contre l’ingérence et l’espionnage a été rendue publique en décembre 2017 (notamment pour prévenir et interdire les dons aux partis politiques et la compromission de personnalités politiques). Enfin, Canberra entend jouer un rôle majeur dans le concept « Indo-Pacifique » et dans le rapprochement stratégique avec le Japon et l’Inde (les deux acteurs majeurs de la zone) et avec l’UE. Scott Morrison souhaite renforcer la présence australienne en Océanie (confortant son influence historique) et contrer la poussée économique et diplomatique de la Chine dans la zone (l’Australie et Vanuatu sont en négociation pour un traité de sécurité en lien avec le projet chinois d’implanter une base dans l’archipel océanien). Le dialogue et les partenariats se complètent par une modernisation de la marine australienne en lien direct avec les industries de défense occidentale. La construction de 12 sous-marins océaniques (Barracuda) par le groupe français Naval Group, les exercices communs avec les marines françaises, japonaises, américaines et indiennes témoignent des ambitions et choix stratégiques de Canberra. L’exemple de l’Inde en matière navale, mais aussi aérienne ou plus récemment de l’Indonésie et des Philippines rendent compte que la diplomatie, l’industrie et l’export forment tous trois la pierre angulaire d’un rayonnement et d’un maintien dans le temps de l’influence française et européenne dans la zone. Aux pays membres de l’UE et à Bruxelles de définir un cadre clair et opérationnel en matière diplomatique, industriel, environnemental, économique et culturel.

Des réactions inquiètes et un changement de lignes

Ce choix en tout cas d’une Asie non chinoise est aussi celui de la Grande- Bretagne dont les relations avec Pékin se sont dégradées d’une part, et dont le rapprochement avec le Commonwealth de l’autre, rebat les cartes au profit de nouvelles configurations. Ces dernières radicalisent aussi le positionnement de la Chine et celle de ses affidés. La haine contre la France et ses intérêts qui a embrasé le Pakistan est de ce point de vue assez significatif de même que les réactions de plus en plus fortes de la diplomatie russe à l’encontre de l’Indo-Pacifique. Ainsi, les opérations de séduction menées par la France et les États-Unis viennent complexifier les liens traditionnels de l’Inde avec la Russie. Moscou a toujours été le principal fournisseur d’armes de New Delhi, au point que les Indiens ont décidé de lui commander un équipement très sensible – dont s’est également doté la Turquie : le système de défense antiaérienne S-400, capable de neutraliser des avions américains. Lors d’une visite en Inde, en mars, le chef du Pentagone a publiquement plaidé pour l’annulation de cette livraison. Moscou, de son côté, a fait part de son agacement, mardi 13 avril, vis-à-vis de la stratégie Indo-Pacifique des pays occidentaux, par la voie de son ambassadeur russe en Inde, Nikolay Kudashev. A l’occasion d’un point presse, celui-ci a qualifié de « dangereux » ces repositionnements diplomatiques, et considéré que c’était une façon de raviver un climat de guerre froide. Une déclaration qui faisait suite au ministre russe des Affaires étrangères Sergei Lavrov, lequel n’avait pas hésité à mettre en garde l’Inde que la création d’un « OTAN asiatique » serait contre-productive. Pour l’heure, et même si l’Inde n’a pas définitivement tranché, son ralliement aux puissances occidentales remettrait aussi en cause l’« International North–South Transport Corridor » (INSTC), un projet auquel Moscou est particulièrement attaché. Moscou n’aurait guère d’autre alternative que d’adhérer au seul projet chinois des Nouvelles Routes de la soie. Si cette tendance venait à se confirmer, elle engagerait aussi un peu plus la région Afpak (« Afghanistan- Pakistan ») dans sa collaboration avec la Chine.

Dans cette perspective, un double danger se précise. D’une part, une fragilisation collatérale pour des pays clés comme l’Ouzbékistan en Asie centrale et d’autre part un fardeau plus lourd à payer pour Pékin en termes d’investissements sécuritaires dans une région qui s’avère vitale pour le développement des Nouvelles Routes de la soie. Les officines de propagande chinoises telle que le Global Times ont longtemps observé avec dénigrement la participation de l’UE à l’Indo-Pacifique, et au Quad plus particulièrement, comme une tentative d’endiguement de la Chine au plan purement stratégique. A tort, car l’Indo-Pacifique s’est doté d’un volet pour le financement de projets économiques auquel pourvoie la United States International Development Finance Corporation (DFC). S’y ajoute le Blue Dot Network, une initiative multipartite formée par les États-Unis, le Japon et l’Australie pour fournir une évaluation et une certification des projets de développement d’infrastructures. Il s’agit donc d’un projet transocéanique, de nature à la fois stratégique et appelé à se développer sur le plan économique. Pourtant, l’Indo-Pacifique diffère dans sa perception d’un acteur à l’autre. Ainsi les États-Unis sont enclins à intégrer l’Afrique orientale au projet tandis que l’Australie en est beaucoup moins convaincue. Le Japon est plus réticent que Washington à inclure certains pays de l’ASEAN alors que l’Indonésie plaide au nom de l’ASEAN pour sa propre définition de l’Indo-Pacifique. Loin de se « dissiper comme l’écume de l’océan » comme l’avait prédit le Ministre chinois des Affaires étrangères chinois Wang Yi, l’Indo-Pacifique est amené à prendre corps. Plus concrètement, il est une réponse à l’augmentation constante du budget militaire chinois. La session annuelle des « deux assemblées » de mai 2020 avait statué sur une augmentation du budget militaire de 6,6%, preuve s’il en est que Xi Jinping est déterminé à limiter les effets du coronavirus sur l’armée et ses dépenses et plus particulièrement sur celles de la marine militaire.

Mais bien plus qu’un retour à une bipolarisation du monde, c’est le choix d’alliances à la carte et un découplage entre implications stratégiques et collaborations économiques qui tend à prévaloir. Et d’une manière qui ne suit pas nécessairement les orientations idéologiques des différents partenaires. Ainsi, il est significatif que la Chine ait toujours eu un rapport distancé vis-à-vis de Moscou dans ses choix irrédentistes se manifestant au Caucase voire dans les régions disputées par la Crimée. Et réciproquement, Moscou a toujours plaidé en faveur d’un respect du droit international dans les contentieux insulaires qui opposent Pékin à Hanoï. Il n’est évidemment pas dans l’intérêt de Moscou d’être aliéné à Pékin et de renoncer à ses partenariats historiques. L’Inde est l’un d’eux et la relance du subcontinent s’avère absolument vitale, et dans ce contexte économiquement désastreux, l’Indo-Pacifique pourrait être synonyme de plan Marshall. Forte de ses départements et territoires ultramarins dans cette zone, la France quant à elle va être amenée à défendre vis-à-vis de la Chine une stratégie multilatéraliste, différente de celle que prône le Dialogue quadrilatéral noué entre le Japon, l’Inde, les États-Unis et l’Australie. Et ce, dans une logique qui se veut inclusive. Pourra-t-elle l’être longtemps ?

Le retrait de l’Australie d’accord dans le cadre de la BRI confirme le revirement stratégique et diplomatique de Canberra et donne le signal de son engagement dans une diplomatie régionale renouvelée à la fois au sein du concept Indo-Pacifique et des États insulaires d’Océanie.

L’Indo-Pacifique fait référence à une large diversité d’intérêts et d’interprétations. D’une posture toujours plus affirmée, fruit de la rivalité sino-américaine pour le siècle, l’administration américaine (fin de l’ère Obama, puis Trump et aujourd’hui Biden) à un positionnement plus distancié à l’instar de la France, et les premières initiatives européennes, la région Indo-Pacifique et ses « concepts » stratégiques demeurent en voie de structuration et d’évolution, où seule la dimension stratégico-militaire ne suffira pas à établir un équilibre au sein des relations internationales, tant l’interdépendance, les échelles et l’atomisation des acteurs sont fortes.



[1] Domaine cyber, Big Data, intelligence artificielle, miniaturisation, robotique, véhicules autonomes ou armes hypersoniques, à énergie dirigée etc.

[2] Système complet antibalistique et d’interception couvrant l’ensemble du territoire nord-coréen, ainsi qu’une large partie de la Chine du nord. Ce système antibalistique est en complément des navires avec le système de combat Aegis dans les eaux du nord-est asiatiques et de systèmes déployés en Alaska et en Californie.

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