La Chine aux Nations Unies : quelques modalités d’influence

Emmanuel Veron

Par Emmanuel Véron

Cet article est extrait d’une intervention sur le même thème lors de la table-ronde « La Chine aux Nations Unies » organisée le 29 mars 2021 par le Centre Thucydide et l’AFNU dans le cadre du cycle de conférences « Le Grand débat ».

« En tant que plus grand pays en développement, membre permanent du Conseil de sécurité et deuxième plus grand contributeur au budget ordinaire de l’ONU, la Chine continuera à jouer un rôle actif et constructif dans les affaires onusiennes pour apporter une plus grande contribution au développement et au progrès de l’humanité ».
Extrait de « La Chine et l’Organisation des Nations Unies »,
Document de position de la Chine, 74e session de l’Assemblée générale des Nations Unies,
18 septembre 2019.

La crise de la Covid-19 a révélé l’influence importante de la Chine au sein de l’ONU, en particulier de l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS). Plus encore, le régime de Pékin a un poids croissant dans le système onusien, fruit d’une stratégie sur la longue durée et du retrait relatif des puissances occidentales, États-Unis en tête. Ce texte propose de présenter quelques orientations prises par le régime de la République populaire de Chine (RPC) à l’ONU pour « défendre » ses intérêts centraux et servir son dessein de puissance.

Un poids et une continuité dans le paysage onusien

Outre les dossiers d’espionnage « classique » du cyber à l’humain, Pékin a accru son influence au sein de l’ONU selon une stratégie protéiforme, allant du lobbying pour le soutien à l’élection de hauts responsables chinois (tous issus de l’État ou du Parti-État) à la tête d’agences spécialisées (FAO, OACI, ONUDI, OACI) (ou au sein de leur direction CIJ, DESA, AIEA, Banque mondiale, UNESCO), aux contributions financières variées (second derrière les États-Unis), en passant par un travail intense pour imposer sa propre grammaire onusienne (en particulier sur l’un des piliers de l’ONU, les droits de l’Homme). En somme, le régime impose une guérilla cognitive depuis Pékin au sein de l’ONU.

Cette stratégie pensée, concertée et appliquée s’inscrit, d’abord, dans la continuité de la présence de la Chine à l’ONU. Dès avril 1945, le Parti communiste chinois (PCC) envoie plusieurs représentants aux États-Unis pour participer à la conférence de San Francisco et soutenir la création des Nations Unies, alors même que c’est la Chine de Tchang Kaï-chek qui représente alors officiellement le pays à l’ONU. C’est en 1971, en pleine guerre froide, que l’Assemblée générale a admis par 76 voix contre 35 et 17 abstentions le gouvernement de Pékin à représenter la Chine. Le soutien des pays fraichement décolonisés, notamment africains, a été décisif dans ce changement géopolitique.

La RPC va alors progressivement construire une influence au sein de l’ONU en miroir de sa politique internationale. Entre les années 1980 et 2000, Pékin consolide sa présence, sa propre voix et son apprentissage et intégration des mécanismes onusiens en envoyant toujours plus de candidats à divers postes du bas vers le haut. Puis, après l’adhésion de la Chine à l’OMC en 2001, le régime va intensifier sa politique étrangère, en s’appuyant sur l’ONU (les pays membres et la règle « d’un pays, un vote ») et la stratégie des « Trois guerres » (san zhong zhanfa). Validée et lancée en 2003 par le Comité central du PCC et la Commission militaire centrale, la stratégie des « Trois guerres » se décline selon une logique d’influence des processus cognitifs à travers les domaines suivants :

  • Guerre psychologique : l’objectif est d’agir sur le moral de l’ennemi désigné.
  • Guerre de l’opinion publique : l’objectif est d’influencer l’opinion publique (chinoise et non chinoise).
  • Guerre juridique : l’objectif est d’utiliser le droit international ou le cas échéant le droit chinois pour faire valoir les intérêts de la Chine. A terme, le droit chinois doit prévaloir sur le droit international.

Cette dynamique va s’appliquer en direction des pays en développement et émergents d’une part et des démocraties occidentales d’autre part, laissant une place singulière à la Russie, également membre permanent du Conseil de sécurité.

Transformation cognitive à l’ONU

Par syllogisme avec la géopolitique du XIXe siècle, Pékin spécule sur l’effondrement de l’Occident en parallèle de sa propre montée en puissance. Ces recompositions seraient pour le régime du Parti-État l’alternative à un ordre international post-Seconde Guerre mondiale dominé par les démocraties occidentales. L’espace conceptuel et sémantique de l’ONU est au cœur du travail d’influence, dans le cadre des « intérêts centraux » du régime d’abord, des priorités stratégiques ensuite (matières premières, modèle de gouvernance).

En ce sens, le Parti-État va accroitre son influence dans les pays en développement selon quatre directions :

  1. Légitimer l’image du « grand pays en développement », en continuité avec Bandung (1955) comme modèle de développement alternatif au modèle des démocraties occidentales.
  2. Éviter la coalition anti-chinoise dans les organisations internationales et resserrer l’étau diplomatique autour de Taïwan pour l’isoler (15 pays aujourd’hui reconnaissent la République de Chine : un seul pays africain, le reste réparti entre les petits États insulaires du Pacifique, l’Amérique latine et les Caraïbes, sans poids géopolitiques forts, à l’exception du Vatican).
  3. Sécuriser les approvisionnements en pétrole, gaz, matières premières et produits agricoles dans une logique de clientélisme.
  4. Se positionner sur les grands dossiers internationaux et discréditer les démocraties occidentales (Syrie, Soudan, Venezuela, Birmanie, Iran, etc.).

Dans son rapport avec les démocraties occidentales, le régime décline ses priorités selon :

  1. La généralisation d’un double discours au discrédit des pays occidentaux puis une réinterprétation du langage.
  2. L’utilisation de l’ONU comme espace de promotion d’une voix alternative à l’Occident.
  3. La rivalité avec les États-Unis devant les autres pays occidentaux.
  4. La déconstruction de la démocratie et de ses valeurs pour infuser une nouvelle grammaire cognitive sur les droits de l’homme, le commerce, le droit international et plus généralement sur les relations internationales.

Ces processus se sont considérablement amplifiés ces dernières années, bénéficiant de moyens techniques et humains colossaux, s’appuyant sur une présence chinoise tous azimuts à travers le monde. Le travail d’influence se répartit selon trois catégories : « ami / ami-ennemi / ennemi ». Ces catégories ne sont pas étrangères aux réflexions d’un Carl Schmitt sur les notions de souveraineté et de guerre asymétrique développées dans sa « Théorie du partisan ». Le travail s’opère auprès de diverses catégories d’acteurs (étatiques, entreprises, hommes d’affaire, lobbyistes, partis politiques, associations, élus, universitaires, etc.) afin de diluer toute coagulation allant à l’encontre du régime communiste chinois. Les catégories sont poreuses, tel acteur pouvant passer d’un statut d’« ami » à celui d’« ennemi » selon les circonstances stratégiques de Pékin. Ces formes d’influence tendent à cliver et antagoniser les acteurs étatiques au sein de l’ONU, selon les catégories « Occident » et « non-Occident ».

La diversité des pays nourrit la palette des catégories : adhésion à l’UE, arbitrage sur la 5G (et Huawei), différends commerciaux, signature ou non d’un accord dans le cadre du projet des « Nouvelles routes de la soie », soutien aux Tibétains, Ouïghours, Taïwan, position sur Hong Kong, les mouvements pro-démocraties etc.

Le vide laissé par les États-Unis et la fragmentation au sein de l’Occident ont contribué à façonner le paysage onusien d’aujourd’hui. Si la Chine y occupe une place importante, il n’en demeure pas moins que les recompositions des rapports de force internationaux forment des blocages que Pékin devra intégrer dans sa relation avec l’ONU.


Emmanuel Véron est docteur en géographie, spécialiste de la Chine contemporaine. Il est enseignant-chercheur à l’École navale et à l’Inalco (UMR IFRAE). Il est délégué général du Fonds de dotation Brousse dell’Aquila.

Cet article a été initialement publié sur le site du centre Thucydide le 22/04/2021. Vous pouvez retrouver ici l’article original.

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