Chine-UE : un sommet pour des retombées réelles ou virtuelles ?

Emmanuel Veron

Emmanuel Véron & Emmanuel Lincot

Les relations entre l’Union Européenne et la Chine sont en voie de recomposition. La crise du coronavirus continue d’accélérer ce processus. La grande majorité des pays de l’Union manifeste de plus en plus ouvertement leur désapprobation concernant les dossiers importants de la politique internationale chinoise, qu’ils soient politiques, stratégiques ou économiques. Avant d’affronter le sommet UE-Chine Xi Jinping avait rassemblé ses troupes en ordre de bataille pour s’adresser un satisfecit au ton martial sur la gestion de la crise.

Ce raout semblait masquer une toute autre réalité, celle d’un pays ébranlé par la pandémie et de plus en plus en proie aux doutes. Les réformes tant vantées par le régime laissent plus de 40 % de la population (600 millions de personnes) avec une moyenne de 140 euros par mois seulement et le taux de chômage explose pour atteindre plus de 10 % de la population (en plus de l’endettement, du financement de l’immobilier et l’immense shadow banking). L’agressivité grandissante de la Chine sur la scène internationale révèle au grand jour une faiblesse structurelle que pourrait payer cher le PCC, dans les mois à venir.Le sommet virtuel du 14 septembre entre Xi Jinping et les dirigeants européens – Ursula von der Leyen, Charles Michel et Angela Merkel – dans la continuité du dernier sommet de juin semble montrer la voie d’une nouvelle phase des relations entre l’UE et la Chine. En juin, Ursula von der Leyen et Charles Michel avaient donné une conférence de presse très singulière et nouvelle dans le cadre européen. Les deux dirigeants rappelaient alors la tonitruance et l’ingérence chinoises à travers la « diplomatie des masques » en parallèle du non-respect des demandes de réciprocités et de la montée en puissance de la Chine, dans un contexte paranoïaque, sécuritaire et répressif à la fois vis-à-vis de Hong Kong, de Taiwan et au Xinjiang. A ces admonestations, s’ajoutait la critique des intimidations récurrentes de Pékin à l’endroit de Taiwan et en mer de Chine du Sud. Pékin n’apporta aucun élément de réponse. Un silence assourdissant (tactique ?), tenant lieu de contraste avec le bruit d’appareil diplomatique du PCC, et ses « loups guerriers » en sentinelles.

Le rejet des opinions publiques européennes ?

La perception d’une Chine conquérante, ayant de grandes difficultés à diffuser et séduire par un soft power en dehors d’un système dicté par le PCC, a depuis une grosse décennie structurée un sentiment en demi-teinte concernant la Chine communiste. Ce sentiment est commun à l’ensemble des opinions des démocraties libérales – européennes en particulier – quoi qu’il se soit davantage radicalisé aux Etats-Unis. La concentration du pouvoir par Xi Jinping, l’intensification du système répressif et les difficultés (toujours plus grandes) d’accès au territoire chinois (visa étudiant, visa de travail, visa de tourisme et bien sûr visa journalisme) ont fait décrocher l’attractivité de la Chine. Le tout étant scrupuleusement organisé par le Parti-Etat pour vider de sa substance toutes potentialités perçues comme subversives et promouvoir les seules compétences chinoises. La liste toujours plus longue des points de friction s’ajoute aux exactions systématiques commises à l’encontre des minorités ethniques (ouigours, tibétaines et mongoles). Pékin fait valoir la prééminence de sa souveraineté pour réfuter toute forme d’ingérence dans ses affaires intérieures. Viol des traités internationaux, non-respect des droits de l’homme, rapt de journalistes étrangers, arrestations de dissidents, de leurs avocats, provocations militaires, posture agressive de diplomates en poste dans les grandes capitales occidentales sont autant de différends qui finissent par indisposer opinions et dirigeants européens. Le déni des autorités chinoises dans la responsabilité de la pandémie, qui outre sa létalité grandissante, détruit des dizaines de millions d’emplois, a fait prendre conscience du risque réel qu’encouraient les Européens à maintenir inchangée la nature de leurs relations avec la Chine.

L’échec patent de la « diplomatie des masques » menée sans finesse, et les menaces récurrentes chinoises contre plusieurs gouvernements européens ont montré les limites de cette coopération. Découplage des économies, rapatriement des secteurs d’activités les plus sensibles sont à l’ordre du jour. Désormais, le contexte international a fait apparaître d’une manière saillante qu’il existait des alternatives à la gestion certes musclée du coronavirus par la Chine mais avec une efficience somme toute beaucoup plus limitée que celle conduite par les autorités de la démocratie taïwanaise. C’est d’ailleurs vers Taïwan que se tournent un nombre croissant d’hommes politiques européens qui y voient une alternative à la dictature chinoise. Ainsi, Milos Vystrcil, Président du Sénat a prononcé, début septembre, devant les députés de l’île un vibrant « Je suis Taïwanais ». Déclaration qui, avec ses relents de guerre froide, n’en posait pas moins avec courage (il a été menacé de mort ainsi que son prédécesseur…) les bases d’une politique différente de celle qui avait été jusqu’ici menée. Qu’elle émane d’un Tchèque n’est pas pour surprendre non plus. Prague retrouve bien des résonnances en écho de sa propre histoire à travers la crise que subit Hong Kong (l’annexion des Sudètes par la dictature nazie et l’abandon des démocraties occidentales…). Et toute sa culture politique s’est nourrie du combat de Vaclav Havel, des thèses libérales du philosophe Jan Patočka, lesquelles furent à l’origine de la Charte 77. Textes majeurs de la dissidence européenne dénonçant l’oppression soviétique, ils devaient, beaucoup plus tard, inspirer ceux de l’intellectuel et Prix Nobel Liu Xiaobo, auteur de la Charte 08. Cette dernière fut à l’origine de son arrestation et désillusiona définitivement celles et ceux qui, après les massacres de Tiananmen, pouvaient encore espérer une issue démocratique pour la Chine.

Rappelons par ailleurs que dans le contexte européen, seul le Vatican (non-membre toutefois de l’UE) entretient des relations avec la République de Chine (Taïwan). Le poids de la morale (ne pas reconnaître Pékin et son régime communiste donc athée…) explique la position du Saint Siège. Elle reste invariablement la même depuis 70 ans. Mais cette reconnaissance, maintes fois débattue au sein même de la Curie romaine, pourrait rétrospectivement avoir été aussi dictée par la raison. Car les interprétations culturalistes selon lesquelles la Chine devrait faire valoir son état d’exception en matière des droits de l’homme, et que longtemps, les plus hautes autorités françaises – Jacques Chirac notamment – ont défendu avec une complaisance des plus douteuses, a non seulement vécu, mais démontré les risques de leur permissivité. C’est au nom de cet exceptionnalisme, rappelons-le, que des transferts de technologie très sensible (le laboratoire P 4 à Wuhan en est…) ont eu lieu, dans une opacité dont il faudra un jour rendre compte.

Vers un rééquilibrage et une plus grande réciprocité ?

Les relations sino-européennes sont fortement structurées par l’asymétrie et un manque de réciprocité. Les modalités et les conséquences de la montée en puissance de la Chine induisent un revirement stratégique et sécuritaire, qualifié en 2019 par la Commission européenne de « rival – voire de menace systémique », ce qui irrite beaucoup Pékin. Aussi, la Chambre de commerce européenne en Chine publiait en 2019 un rapport de synthèse sur les très éloquentes « Nouvelles routes de la soie » et le manque criant de transparence dans les appels d’offre internationaux (laissant la priorité quasi systématique aux groupes chinois), les problèmes d’endettement, de propriété intellectuelle, etc. Plus récemment, cette même Chambre, faisait état des très grandes difficultés des entreprises étrangères en Chine ou souhaitant investir en Chine, malgré les discours encourageants de bienvenus du Parti-Etat. Désormais, et ce, de plus en plus régulièrement, les Etats européens par la voix diplomatique ou économique et industrielle demandent : une ouverture réciproque de son marché, la fin de nombreuses pratiques restrictives qui y perdurent, les transferts forcés de technologies ou encore concurrence inéquitable…

Comme le rappelait le chef de la diplomatie européenne, Josep Borell, « la pression monte pour choisir son camp dans la confrontation entre les Etats-Unis et la Chine ». Il plaide pour trouver « My Way », poursuivant en précisant qu’ « entre la Chine et l’Europe, il y a un avant et un après coronavirus ». Alors que Pékin s’engage dans une nouvelle phase de son développement économique qualifié de « double circulation » par Xi Jinping depuis la réunion politique des « deux assemblées » en mai dernier, la situation économique et d’approvisionnement, particulièrement de composants stratégiques (semi-conducteurs) est de plus en plus critique. En ce sens, Pékin souhaite s’appuyer toujours plus sur la consommation intérieure. Ce schéma était, il y plus d’une décennie déjà un mot d’ordre important du tandem Hu Jintao – Wen Jiabao, en particulier au lendemain de la crise de Subprimes.

Avec le danger, croît ce qui sauve

La pandémie a aussi fait redécouvrir aux Européens que cette Europe qu’ils s’étaient choisies avait été construite sur les ruines encore fumantes d’un continent qui avait été dévasté par les dictatures nazie et soviétique. C’est sur la base d’une démocratisation de leurs sociétés et le partage de leurs ressources que s’est construite l’Europe telle que nous la connaissons encore. Elle est un rempart de l’humanisme contre la barbarie. Plusieurs décennies après sa naissance, l’œuvre de ses pères fondateurs, cet idéal qui la porte, est plus que jamais d’actualité. Paul-Henri Spaak, Robert Schumann, Jean Monnet ont toujours su qu’il s’agissait d’un plébiscite de tous les jours. Que rien n’était jamais acquis. Jean Monnet, plus particulièrement. Lui, qui dans les années trente, avait été Conseiller de Chiang Kaï-shek et était rompu au pragmatisme à la chinoise, savait qu’une approche réaliste pour chaque problème devait prévaloir. La Covid 19 a irréversiblement décillé le regard des Européens sur la dangerosité du régime chinois et elle a largement concouru à les faire revenir à leurs fondamentaux : la question des réserves stratégiques, du développement industriel et technologique, le partage des valeurs humanistes, la défense d’ une certaine idée de l’homme face à toutes les dictatures, et notamment celle de la Chine qui a clairement montré que la technocratie capitaliste alliée à un régime marxiste engendrait des formes d’aliénation, totalement inédites, et d’une perversion rare. « Avec le danger, croît ce qui sauve », disait le poète Hölderlin. Cette prise de conscience a gagné l’ensemble de la société française qui a montré sa résilience et son attachement à la démocratie, à la solidarité. Alors que Wang Yi, Ministre chinois des affaires étrangères, était récemment envoyé comme émissaire par Xi Jinping dans les pays du nord de l’Europe, son homologue Yang Jiechi, dépêché par le Parti, se chargeait du sud. Officiellement, pour préparer le sommet UE-Chine. La manœuvre est connue : il s’agissait de diviser les Européens et tâter le terrain sur la 5G de Huawei. Ces derniers ont tenu. Emmanuel Macron recevait – au mépris des usages protocolaires – Wang Yi à l’Elysée même tandis que le Quai d’Orsay donnait son feu vert à l’ouverture d’un deuxième bureau de représentation de Taïwan en France. Ce dernier sera inauguré à Aix en Provence avant la fin du mois de décembre. L’ouverture d’un troisième bureau sur le territoire national est envisagée. Qu’est-ce à dire ? Que Taïwan cesse d’être l’angle mort d’un nombre croissant de diplomaties européennes. Les choix de Donald Trump allant dans le même sens agissent d’ailleurs comme un puissant aiguillon. Un « après Chine », totalement inenvisageable il y a encore six mois, désormais se conçoit.

L’histoire de ce changement brusque nous dira s’il est lié à une méconnaissance des élites européennes de la réalité chinoise qui a longtemps prévalu et qui prévaut encore. Il est frappant d’observer par exemple qu’Emmanuel Macron n’a pas de conseiller technique dans son entourage ayant une réelle connaissance de la Chine, de sa langue, de son terrain. Au contraire de Donald Trump dont chaque décision concernant la Chine est pesée, mesurée par un sinologue patenté : Matthew Pottinger. Quoi qu’il en soit : la prise de conscience de cette dangerosité chinoise opère à deux autres niveaux : une logique de bloc s’est formée autour de la Chine contre les intérêts européens. Erdogan est ainsi perçu comme un prolongement des visées expansionnistes russo-chinoises en Méditerranée. Josep Borell, que le Ministre Wang Yi a soigneusement évité de rencontrer, le rappelait avec clarté : « souverainiste vers l’extérieure, autoritaire vers l’intérieure, se voir reconnaitre des zones d’influence à l’abri de tous regards extérieurs et changer les règles du jeu global ». Le montant exponentiel des investissements chinois en Europe entre 2008 et 2016 (depuis en net recul) dévoile par ailleurs les intentions chinoises : asservir l’Europe par la dette, capter des savoirs-faires et une sortie des capitaux de Chine. C’est à ces problématiques que les dirigeants européens auront eu à penser le 14 septembre (notamment en renforçant les mécanismes de filtrage). Dans tous les cas de figure : l’endiguement de la Chine est une priorité stratégique tout en maintenant le dialogue pour éviter le pire.

L’Europe est face à son propre destin. Alors que la compétition stratégique et industrielle entre la Chine et les Etats-Unis se déploie sur le Vieux Continent, l’UE semble en mesure de faire entendre sa voix. La consolidation industrielle à l’échelle européenne et la montée en puissance d’outils de protection et stratégique lui permettront sans aucun doute de poursuivre ses propres intérêts et valeurs fondamentales.

Par Emmanuel Véron & Emmanuel Lincot. Cet article a été initialement publié dans la Revue Le Grand Continent le 14 septembre 2020. Vous pouvez lire l’article original en cliquant sur le lien ci-dessous :

Chine-UE : un sommet pour des retombées réelles ou virtuelles ?

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