Comment la Chine avance ses pions dans le monde indo-malais

Emmanuel Veron

Emmanuel Véron, Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco) – USPC et Emmanuel Lincot, Institut Catholique de Paris

Archipel d’Asie-Pacifique de plusieurs milliers d’îles ouvert sur les rives du détroit de Malacca, l’Indonésie est le pays musulman le plus peuplé au monde avec quelques 260 millions d’habitants. Elle se trouve au cœur du monde indo-malais, une région cruciale pour les intérêts chinois qui englobe la Malaisie et Singapour ainsi que tous les pays membres de l’Asean (Asian south east nations), une organisation à vocation économique créée en 1967 dans une volonté d’endiguer le communisme, à travers laquelle transitent 30 % du commerce maritime mondial et qui représente un marché de plus d’un milliard de consommateurs.

Si les dix pays membres de l’Asean ne sont pas toujours sur la même longueur d’onde, le poids économique croissant de cette organisation la rend très attractive pour les investissements internationaux. Pour autant, les incertitudes stratégiques sont élevées. Les grands acteurs régionaux (Chine, Inde, Japon, Australie) comme extrarégionaux (États-Unis, Union européenne) y sont actuellement engagés dans une recomposition de leurs intérêts stratégiques et sécuritaires.

Forte présence humaine et économique de la Chine

Premier partenaire commercial de l’Indonésie, la Chine a établi très tôt des relations avec ce pays de l’Asie du Sud-Est. Une forte diaspora chinoise y est implantée. C’est d’ailleurs l’une des plus anciennes au monde puisque l’Indonésie est mentionnée dans les annales de la dynastie Ming dès l’expédition de l’amiral Zheng He vers l’Afrique, au XVe siècle. La diaspora chinoise a formé les premières communautés métisses, que l’on appelait les Peranakans.

L’influence chinoise dans la zone est aujourd’hui majeure, tant au niveau économique qu’au niveau social. Elle se déploie à travers les réseaux de marchands et les cités portuaires en relation avec le sud chinois et les côtes de l’Asie de l’Est. À l’heure actuelle, on estime à 6 millions le nombre de Chinois vivant en Indonésie. Cette population est en majorité hokkien (50 %), hakka (25 %) et cantonaise (25 %). Lors des massacres anticommunistes de 1965-1966, la population d’origine chinoise, assimilée à la politique de Pékin, a été très fortement touchée. Des discriminations ont été poursuivies à son encontre sous le régime de Soeharto (1968-1998).

À la fin des années 1990, après de graves violences sur l’île de Timor, la Chine s’était résolue à rallier la majorité internationale et avait accepté d’accorder au Timor-Oriental le droit à l’autodétermination (dans une logique de décolonisation, pour marquer la différence avec Taïwan) sans pour autant remettre profondément en cause les relations avec Jakarta.

Même si ce passé semble déjà lointain et que les traditions locales accordent dans les faits une très large place aux citoyens d’origine chinoise – surtout sur la côte nord de Java et à Palembang –, des tensions demeurent. Elles s’ajoutent aux différends qui opposent Pékin à Jakarta. Les deux gouvernements se disputent en effet la souveraineté des eaux autour de l’archipel de Natuna, en mer de Chine méridionale. Avec des ressources prouvées de 1 300 milliards de m3 de gaz et une production journalière envisagée de 56 millions de m3 à partir de 2030, la zone est en cours de développement, au coût estimé à 30 milliards de dollars, par plusieurs « majors » dont la britannique Premier Oil, les japonaises Mitsui Oil Exploration et Impex, et les américaines Conoco Phillips et Chevron, que les exigences de Pékin veulent exclure de la zone. Même si à ce stade la guerre commerciale sino-américaine n’a pas significativement affecté les échanges entre les deux pays, ces tensions n’y sont évidemment pas étrangères.

Dans le prolongement de sa volonté de s’affirmer en alliée et leader des « Suds », la Chine entretient une politique de « grand pays en développement » avec la région, similaire à celle qu’elle conduit à l’égard de l’ensemble des pays en développement. Cette diplomatie pro-active depuis au moins deux décennies répond à trois objectifs principaux : resserrer l’étau autour de Taïwan et désagréger les coalitions antichinoises ; assurer des débouchés commerciaux, diversifier et sécuriser les immenses approvisionnements de la RPC ; et, enfin, légitimer l’image d’un grand pays en développement distinct de la trajectoire des démocraties libérales occidentales.

À cela s’ajoute le contexte géographique de l’environnement régional de la Chine. En effet, ce vaste espace morcelé, insulaire et péninsulaire, est perçu par Pékin depuis des siècles comme un limes de son empire. Les étendues maritimes et la fragmentation insulaire doublée de l’éloignement du pouvoir central chinois ont conféré à cet espace transfrontalier où s’achève l’empire et ses relations avec les peuples tributaires, un statut aussi important que distant pour Pékin. Dans un ouvrage remarqué, Has China Won ? : The Chinese Challenge to American Primacy, l’ancien diplomate singapourien Kishore Mahbubani montre combien l’influence de la Chine dans la région face au déclin de l’influence américaine est un paramètre essentiel dans les dynamiques contemporaines de recomposition des rapports de force.

Un « pivot maritime global »

Le détroit de Malacca est une source de vulnérabilité stratégique pour la Chine. Le concept de « Dilemme de Malacca », largement répandu dans le pays, renvoie à la forte dépendance de l’économie chinoise envers la région (80 % des flux commerciaux chinois et large part des importations de pétroles et autres matières premières). C’est pourquoi Pékin a depuis vingt ans initié la construction d’infrastructures diversifiant les voies d’accès à la Chine et de contournement du détroit (gazoducs, oléoducs et réseaux de transports depuis l’Asie centrale, le Pakistan, la Russie, la Birmanie ou encore la Thaïlande). Le développement d’une marine de guerre moderne ayant des capacités de projection en haute mer et de protection des routes maritimes a bénéficié de cet environnement régional vulnérable.

La région est stratégique et le président indonésien Joko Widodo n’hésite pas à en rappeler l’importance. Elle représente, selon lui, un « pivot maritime global ».

Sur le plan historique, l’Indonésie a compté parmi les pays leaders du mouvement des non-alignés à la suite de la conférence de Bandung tenue en 1955. Cette volonté de rester fidèle à la définition d’une « troisième voie » et de faire le lien entre les pays riches et les pays émergents se trouve aujourd’hui encore au cœur des choix de politique étrangère qu’entend promouvoir Jakarta. Elle fait écho à des préoccupations chinoises très largement partagées. Au reste, c’est lors d’une visite effectuée en 2013 en Indonésie que le président chinois Xi Jinping avait évoqué, pour la première fois, l’établissement d’une « Route de la soie maritime ». Ce projet vise à renforcer les liens avec non seulement l’Indonésie mais aussi avec l’ensemble des pays frontaliers de l’océan Indien se disant prêts à réaliser « une ceinture économique » pour relier ainsi l’ensemble des pays du Sud.

L’Indonésie, de par sa situation géographique et parce qu’elle se trouve prise entre des sphères de puissance et d’influence qui se chevauchent, pourrait devenir l’une des régions les plus crisogènes du monde. Si le président indonésien a affirmé que les incidents en mer de Chine méridionale, en particulier autour des îles Natuna, ne modifieront pas les relations entre l’Indonésie et la Chine, il n’en demeure pas moins que Jakarta ne cache pas ses ambitions et multiplie les partenaires économiques, diplomatiques et commerciaux.

Le renforcement de son dialogue avec l’Inde (qui elle-même mène une politique sud-est-asiatique plus intense à travers sa « Look east policy »), le Japon, l’Australie, les États-Unis et l’Union européenne constitue un signal fort envoyé à Pékin : l’Indonésie souhaite réduire sa dépendance vis-à-vis de l’hégémon chinois en Asie. Ses partenaires voient en elle un vaste marché et une économie asiatique majeure, alternative à la Chine, en particulier depuis la crise sanitaire du coronavirus. L’Indonésie cherche également à accroître son poids au sein de l’Asean face à la Thaïlande, voire à Singapour.

Avec ses 32 millions d’habitants, la Malaisie épouse des configurations similaires à celle de sa voisine, l’Indonésie. En 2019, Kuala Lumpur s’est confrontée à Pékin en déposant une requête aux Nations unies pour étendre son plateau continental au-delà des 200 milles nautiques. Cette requête a immédiatement déclenché une réaction de la Chine dont la « Ligne en 9 traits » nie la possibilité d’un élargissement des plateaux continentaux riverains au-delà précisément des 200 nautiques.

Ces tensions faisaient suite à l’annulation par Mahathir Mohamad, le premier ministre malaisien, du projet chinois de ligne ferrée à travers le pays, qui devait s’étendre de la frontière thaïe au détroit de Malacca (East Coast Rail Link – ECRL) et devenir une section de l’axe Pékin-Singapour. En réalité, les négociations entre les gouvernements chinois et malais pour la réalisation de ce projet ferroviaire n’ont jamais cessé. C’est essentiellement sur le coût exorbitant de l’infrastructure que portaient les discussions, qui ont même permis à Kuala Lumpur de normaliser ses relations avec Pékin après plus d’un an d’incertitudes. Le coût total de l’opération s’élève à près de 10 milliards d’euros.

Dépendance économique chinoise versus influence américaine

Si l’Asean commerce en priorité avec Pékin, les questions politiques et stratégiques ne trouvent pas de réponses convergentes. Pékin, ces deux dernières décennies, a su instrumentaliser ces divergences pour asseoir son influence commerciale et politique. Singapour représente dans ce contexte le noyau central de l’Asie du Sud-Est, plus particulièrement du monde indo-malais, devant Kuala Lumpur ou Jakarta (finance, logistique, point de passage stratégique, modèle politique et de gouvernance).

Reportage de la chaîne chinoise CGTN, 26 juin 2020.

Et Singapour, dont l’écrasante majorité des habitants est d’origine chinoise, n’échappe pas à cette règle commune qu’elle partage avec la Malaisie et l’Indonésie : il est d’usage, en effet, dans cette région de l’Asie, de privilégier les apparences à la réalité et la fermeté de posture à des fins de politique intérieure. Toutefois, une chose paraît inéluctable : Singapour va sans doute largement bénéficier en tant que place financière des difficultés de son principal concurrent, Hongkong. Avec un enjeu crucial qui fait largement consensus : l’ensemble de la région indo-malaise a à cœur de sécuriser ses relations et son commerce encore mis à mal par des actes de piraterie et des exactions commises par des groupuscules islamistes radicalisés.

Ainsi plusieurs paramètres sécuritaires (crimes organisés, mafias, en plus des éléments susmentionnés) font peser certaines incertitudes sur la stabilité de l’ensemble régional. Pékin, de plus en plus active sur ces sujets, cherche une légitimité auprès des acteurs étatiques et une influence sur les questions sécuritaires. Dans cette perspective, la voix de la Chine au Shangri-La Dialogue (conférence internationale annuelle organisée à Singapour par le think tank IISS, depuis 2002, traitant des sujets de sécurité dans la zone Indo-Pacifique) est à l’image de sa politique internationale entre affirmation et volonté de puissance, en particulier dans l’espace maritime régional où elle se considère comme prééminente.

Plus encore que les pays en développement éloignés de la Chine (continent africain, Moyen-Orient, Amérique latine), la région indo-malaise reste et restera très dépendante économiquement de la Chine tout en étant soumise à une forte influence américaine. En somme, même si les acteurs indien, européen, japonais ou australien accroissent leur présence, il n’en demeure pas moins que cette partie de l’Asie du Sud-Est est concernée au premier chef par la rivalité sino-américaine. Une position pour le moins inconfortable…

Emmanuel Véron, Enseignant-chercheur – Ecole navale, Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco) – USPC et Emmanuel Lincot, Spécialiste de l’histoire politique et culturelle de la Chine contemporaine, Institut Catholique de Paris

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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