Asie centrale-Afghanistan : des frontières sous haute surveillance

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Mélanie Sadozaï, George Washington University

Le 14 octobre 2022, lors d’un sommet réunissant à Astana (Kazakhstan) les cinq pays d’Asie centrale et la Russie, le président du Tadjikistan, Emomali Rahmon, fit sensation lorsqu’il exhorta Vladimir Poutine à « respecter » son pays ainsi que les quatre autres États centrasiatiques.

Ces propos, largement interprétés comme le signe d’une volonté d’affirmer la souveraineté nationale du Tadjikistan, s’apparentent en réalité à un appel du pied à Moscou. Loin de traduire une recherche d’autonomie vis-à-vis du Kremlin, la tirade de Rahmon reflète plutôt la dépendance du Tadjikistan envers la Russie mais aussi envers d’autres partenaires. Le président tadjikistanais déplore le manque d’investissements massifs de la Russie dans les infrastructures du Tadjikistan et demande à son homologue russe non pas de se détourner de la région mais d’accorder une attention individuelle à chaque République plutôt que traiter l’Asie centrale comme une seule entité.

Gardes-frontières talibans et ouzbeks sur un pont
Deux gardes-frontières talibans sur le Pont de l’Amitié Afghanistan-Ouzbékistan, le 27 octobre 2021. Au second plan, des gardes-frontières ouzbeks inspectent un camion. Wakil Kohsar/AFP.

Quelques jours plus tard, lors d’une conférence à Douchanbé portant sur la sécurité régionale, le président Rahmon recevait le Biélorusse Stanislav Zas, secrétaire général de l’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC), alliance militaire régionale dominée par la Russie et comprenant également l’Arménie, la Biélorussie, le Kazakhstan, le Kirghizistan et le Tadjikistan. Les deux hommes discutèrent notamment de la nécessité de renforcer la protection de la frontière entre le Tadjikistan et l’Afghanistan.

De telles rencontres nourrissent la rhétorique des autorités tadjikistanaises, partagée par celles de l’Ouzbékistan et du Turkménistan : ces trois pays affirment régulièrement, et en particulier depuis le retour au pouvoir des taliban à Kaboul en août 2021, que la frontière qu’ils partagent avec l’Afghanistan est instable et nécessite l’attention accrue de la communauté internationale et, avant tout, de la Russie.

Cette vision d’une Asie centrale intrinsèquement instable et source de danger du fait de son voisinage avec l’Afghanistan n’est pas nouvelle. Mais dans quelle mesure est-elle justifiée aujourd’hui ?

État des lieux de la situation aux six frontières de l’Afghanistan

L’Afghanistan est frontalier de six pays : Pakistan, Iran, Turkménistan, Ouzbékistan, Tadjikistan et Chine. Cliquer pour zoomer. Wikimedia

Il est vrai que, depuis la prise de pouvoir par les taliban à Kaboul le 15 août 2021, des tensions sont apparues aux frontières septentrionales de l’Afghanistan. Le 18 avril 2022, l’État islamique au Khorassan (EI-K) a revendiqué avoir tiré dix roquettes sur des installations militaires en Ouzbékistan depuis le nord de l’Afghanistan. Le 7 mai suivant, l’EI-K a affirmé cette fois avoir lancé sept roquettes sur le territoire du Tadjikistan. S’il s’agit des deux seules attaques de ce type revendiquées à ce jour par cette organisation, qui n’ont d’ailleurs pas fait de victime, le risque zéro n’existe pas. Toutefois, ces attaques importent non pas dans les faits mais pour ce qu’elles représentent.

D’une part, elles s’inscrivent dans une propagande de plus en plus intense de l’EI-K dirigée contre les États d’Asie centrale. Or, le danger représenté par ce groupe terroriste, dont la présence dans le nord de l’Afghanistan est avérée, provient davantage du potentiel de ralliement à l’État islamique de citoyens des pays centrasiatiques que d’incursions massives de l’EI-K sur leur territoire.

D’autre part, les deux attaques témoignent de l’incapacité des taliban, dont l’EI-K est un ennemi résolu, à mettre en pratique leur politique de contrôle du territoire – et ce, malgré le déploiement d’unités de sécurité dans le nord du pays et l’annonce de la « neutralisation » des responsables de ces deux incidents. En somme, la situation laisse libre cours à la multiplication de combattants terroristes en Afghanistan.

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Pourtant, les frontières méridionales de l’Asie centrale ne sont pas les plus aisées à pénétrer depuis le territoire afghan (en dépit d’un terrain majoritairement plat et désertique), tout comme les 76 kilomètres qui séparent la Chine de l’Afghanistan en zone de très haute altitude et étroitement surveillés par Pékin.

L’Asie centrale n’a pas vu de vagues de réfugiés tentant de fuir l’Afghanistan par voie terrestre, comme cela a été le cas aux frontières iranienne et pakistanaise.

Des Afghans entrent au Pakistan au point de passage de la frontière pakistano-afghane à Chaman, le 25 août 2021, peu après la prise de contrôle de l’Afghanistan par les taliban. AFP

La frontière avec l’Iran (945 km) a été également sujette à plusieurs incidents depuis le 15 août 2021, officiellement résultats de malentendus entre les taliban et les gardes-frontières iraniens, dont le dernier en date fit un mort du côté des taliban.

La situation est encore plus tendue à la frontière avec le Pakistan (2 640 km), où les forces de sécurité des deux côtés font régulièrement usage du feu, malgré les tentatives de dialogue entre les taliban et les autorités pakistanaises. Bien que le Pakistan soit généralement perçu comme un protecteur des taliban en Afghanistan, ces derniers s’opposent notamment à la construction en cours d’une barrière physique qui séparerait les populations pachtounes.

En revanche, de telles échauffourées n’ont pas lieu le long de la frontière que partage l’Afghanistan avec trois pays d’Asie centrale, à l’exception d’un incident à la frontière du Turkménistan (800 km), rapporté par un média afghan mais mis sous silence par Achgabat, qui maintient tout de même une présence militaire accrue à sa frontière ; une militarisation que l’on retrouve aussi à la frontière partagée entre l’Ouzbékistan et l’Afghanistan (150 km). Quant à la frontière entre l’Afghanistan et le Tadjikistan (1 374 km), la Chine et la Russie y apportent ouvertement leur soutien militaire à Douchanbé.

L’implication sécuritaire régionale : une diversification des partenariats de défense

Le soutien de la Russie aux États d’Asie centrale demeure une garantie pour la sécurité de leurs frontières, cette relation de dépendance ayant été développée depuis la colonisation de la région par les troupes tsaristes au XIXe siècle.

La Russie dispose aujourd’hui de deux importantes bases militaires : l’une au Kirghizstan, à 40 kilomètres de Bichkek, et l’autre au Tadjikistan, près de Douchanbé, de Bokhtar et de Koulob, ces deux dernières villes étant situées respectivement à 75 et 40 kilomètres de la frontière afghane. La 201e base déployée au Tadjikistan représente d’ailleurs le plus important contingent militaire russe extraterritorial.

Le 5 octobre 2012 à Douchanbé, Vladimir Poutine et son homologue tadjik Emomali Rahmon en visite sur la base russe au Tadjikistan. Mikhail Klimentyev/Ria-Novosti/AFP

Le monologue du président tadjikistanais du 14 octobre 2022 est sans doute lié à l’enlisement de la Russie en Ukraine, qui affecte directement la présence militaire russe à la frontière entre le Tadjikistan et l’Afghanistan. Sur les 7 000 soldats et officiers russes de la 201e base, entre 500 et 1 500 auraient été envoyés en Ukraine. Cette base fonctionnant sur un principe de rotation, il demeure toutefois difficile d’évaluer le nombre effectif d’hommes ayant été transférés vers l’Ukraine.

Dans ce contexte, les pays d’Asie centrale, et plus particulièrement le Tadjikistan, continuent de diversifier leurs partenariats de défense. En effet, à titre d’exemple, la doctrine de politique étrangère du Tadjikistan s’appuie sur le concept des « portes ouvertes », un principe né à l’issue de la guerre civile (1992-1997), dont le but était de mettre fin à une dépendance intégrale vis-à-vis de la Russie.

Ainsi, en mai 2022, le Tadjikistan et l’Iran inauguraient une usine de production de drones iraniens sur le territoire tadjikistanais, dans un contexte de rapprochement inédit entre les deux pays. De plus, la guerre en Ukraine, qui occupe intensément l’armée russe, offre davantage de marge de manœuvre à un autre acteur : la Chine. Celle-ci partage 494 km de frontière avec le Tadjikistan et le poste-frontière de Karasu entre les deux pays n’est qu’à une journée de route de l’Afghanistan. Depuis 2016 au moins, on observe à la frontière afghane des exercices conjoints entre les armées tadjikistanaise et chinoise, et la construction d’une base militaire par la Chine sur le territoire tadjikistanais a été annoncée en octobre 2021.

Si le Tadjikistan bénéficie de présences effectives d’armées étrangères sur son territoire, les deux autres pays centrasiatiques frontaliers de l’Afghanistan s’y opposent et développent plutôt d’autres accords de défense.

Alors que le Turkménistan affichait publiquement ses drones turcs Bayraktar lors d’une parade militaire en mars 2022, l’Ouzbékistan a récemment signé avec Ankara un nouveau partenariat de défense. L’Ouzbékistan et le Turkménistan, tout comme la Chine et le Kirghizstan, accueillent également volontiers les discussions avec les taliban, en particulier pour renforcer la connectivité régionale.

Des frontières fermées mais connectées

Les incidents et les tensions aux frontières n’empêchent pas ces dernières d’être des moteurs de la connectivité régionale.

La frontière entre le Tadjikistan et l’Afghanistan est même la plus connectée de toutes les frontières d’Afghanistan, grâce à ses ponts et marchés transfrontaliers, mais aussi aux programmes de mobilité médicale, qui permettent aux malades afghans d’être soignés par des médecins tadjikistanais, et d’exportation énergétique. Depuis le lancement de ces initiatives au début des années 2000, les communautés locales ont pu bénéficier de retombées sociales et économiques, même si la fermeture de la frontière depuis février 2020 paupérise ces populations. Seul le poste-frontière de Sher Khan Bandar demeure ouvert au transit de marchandises, dans un contexte d’intensification du commerce bilatéral, tout comme celui de Termez, en Ouzbékistan, historiquement ville de transit vers l’Afghanistan, que les autorités ouzbékistanaises et talibanes souhaitent dynamiser.

À l’échelle régionale, les taliban cherchent à désenclaver l’Afghanistan et à l’insérer dans les grands projets de connectivité avec l’Asie centrale. Ainsi, la ligne de train reliant l’Afghanistan, l’Ouzbékistan, le Kirghizstan et la Chine a effectué son premier voyage en septembre 2022. Le ministre taliban du commerce et de l’industrie déclara également vouloir relier l’Afghanistan au projet China Pakistan Economic Corridor, un projet en progression mais loin d’être acté.

Il importe donc de nuancer l’idée de la dépendance envers la Russie des pays d’Asie centrale frontaliers de l’Afghanistan, ainsi que leur discours commun sur l’insécurité aux frontières. En cas d’attaque de groupes terroristes, la Chine, la Russie et éventuellement l’OTSC seront en mesure d’intervenir. Néanmoins, loin de l’image de la frontière dangereuse qui lui est communément associée, celle que partage l’Afghanistan avec l’Asie centrale demeure plus calme que d’autres dans la région. Ainsi, au début du mois d’octobre, un projet d’accord visant à modifier la délimitation de la frontière entre l’Ouzbékistan et le Kirghizstan a provoqué de vives oppositions locales, tandis que les violences demeurent fréquentes le long de la frontière kirghizstano-tadjikistanaise dont le tracé reste contesté par les deux États.

Il est dès lors nécessaire de considérer les dynamiques aux frontières d’Asie centrale dans toute leur complexité, en allant au-delà du seul prisme « sécuritaire » centré sur l’Afghanistan, sans pour autant minimiser les menaces à la stabilité régionale liées à ce voisinage.

Mélanie Sadozaï, Post-doctorante, George Washington University

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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