Chine – Brésil : deux géants et leur asymétrie en miroir 

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Bien que l’élection présidentielle brésilienne concentre l’attention des opinions du pays et l’agenda régional latino-américain, les relations entre la Chine et le Brésil ont pris une telle importance depuis deux décennies qu’elles doivent aujourd’hui faire l’objet d’un questionnement sur les stratégies poursuivies et mises en œuvre par chacun de ces deux Etats.

Depuis 2009, la Chine est le premier partenaire commercial du Brésil, devant les Etats Unis. Le Brésil est également le premier partenaire de la Chine en Amérique Latine (domaines économique, social sécuritaire et environnemental). Mais les interrogations sur la politique étrangère brésilienne, notamment avec Pékin, sont nombreuses. Chine et Brésil sont membres du groupe des BRICS et l’analyse de leurs relations rend bien compte des relations internationales non-occidentales.

Cet article propose un éclairage sur la montée en puissance des relations sino-latino-américaine, en prenant l’exemple du Brésil qui, dans une assourdissante discrétion dans le débat politique national,  est aujourd’hui confronté à une relation asymétrique et de forte dépendance à la Chine.

Chine-Brésil, une relation asymétrique, stratégique pour Pékin

Les relations entre Brasilia et Pékin, très limitées depuis le XIXe siècle, ont été officialisées en 1974, durant la dictature brésilienne et en pleine guerre froide. Durant les années 1980 et 1990, elles vont connaître une évolution très importante. L’insertion accélérée de la Chine dans la mondialisation va permettre une recomposition des liens politiques, commerciaux et diplomatiques. L’ascension progressive des intérêts chinois en Amérique latine s’affirmera avec le tournant des années 2000 et l’adhésion de Pékin à l’OMC (2001). Pendant les deux dernières décennies, la Chine va intensifier son emprise sur le continent, concurrençant les Etats-Unis sur ce qui, depuis la doctrine Monroe en 1823 et la politique du Big Stick de Theodore Roosevelt en  1904 était leur pré-carré.

Pour y parvenir, la Chine va orienter sa stratégie latino-américaine selon trois grands paramètres : diversification des sources d’approvisionnement en ressources naturelles et agricoles, incarnation d’un leadership non-occidental en matière de développement et étouffement de Taiwan. En 2008, la Chine va publier un livre blanc sur les relations avec l’Amérique latine et les Caraïbes. Le Brésil, plus grand pays d’Amérique latine, dont les dimensions démographiques et géographiques pouvaient laisser penser à une « relation équilibrée », avec la Chine, sera le moteur des ambitions chinoises dans la région.

Pékin va notamment s’appuyer sur un paysage politique de gauche pour développer des relations « Sud-Sud », Brésil en tête (mandatures de Lula et Rousseff), et approfondir le partenariat bilatéral (1994) en partenariat stratégique ( reconnaissant la Chine comme économie de marché en 2004), et  en « partenariat stratégique mondial » (2012). En parallèle, les relations commerciales sino-brésiliennes vont dès le milieu des années 2000 devancer les grands partenaires économiques historiques (Etats-Unis et Europe) et se diversifier dans tous les secteurs (agriculture, transports, extraction, spatial, finance etc.).

A titre d’exemples, en 2000, la Chine représente 2 % des exportations du Brésil. En 2020, ces dernières s’élèvent à 33 %, pour un volume de 68 milliards de dollars, les importations brésiliennes depuis la Chine représentent 2 % du total en 2000 et plus de 21 % en 2020, devant les Etats-Unis (17%) et l’Union européenne (19%). Globalement, entre 2000 et 2020, le volume des échanges de marchandises passe de 12 milliards à plus de 137 milliards de dollars.

Ces échanges importants témoignent de l’attraction de la richesse du Brésil, très polarisé par la Chine en un temps accéléré. D’un côté, les exportations brésiliennes sont très largement dominées par des ressources naturelles et agricoles (à faible valeur ajoutée) : l’agro-négoce représente près de 40% (soja à 35 %, viandes, etc.), les autres produits se répartissant entre les minerais (25 %) et le pétrole (17%). La viande de porc brésilienne continue de concurrencer l’export du secteur vers le marché chinois. Le soja représente un poids majeur dans la relation stratégique sino-brésilienne, accélérée depuis 20 ans, induisant une recomposition socio-politique de la géographie régionale du Brésil. De l’autre côté, les importations brésiliennes en provenance de Chine s’élèvent à plus de 20%, très concentrées sur des produits manufacturés à plus forte valeur ajoutée. Sur cette temporalité contemporaine, le Brésil continue d’être excédentaire.

L’« effet Chine » au Brésil : dépendance et relations tous azimuts

Les observateurs et analystes des relations sino-brésilienne ont rapidement parlé de l’« effet Chine », (efeito China), résultant de la montée en puissance rapide des relations. Ces dernières ne sont pas réduites aux échanges commerciaux déséquilibrés et concentrés sur les ressources primaires.

Plus d’une quinzaine de consortiums d’Etat chinois (Sinopec, ChemChina, BYD, CNOOC, COFCO, CGN etc.) ont investi dans la plupart des régions brésiliennes, exceptées quelques zones à l’instar d’Amazonas, Acre, Rondônia ou Pernambouc. Ces investissements (première destination des investissement chinois en Amérique latine) se sont accélérés sous la mandature de Michel Temer (2016-2018), sans pour autant que le Brésil, contrairement à son voisin Argentin, signe de memorandum dans le cadre du projet Belt and Road Initiative (BRI).  Les investissements (certains avec le « label BRI ») et participations concernent surtout l’énergie (pétrole, hydroélectricité, électricité), mais aussi les infrastructures de transports ou des ports importants (São Luis, Santos, Paranaguá etc.). Deux groupes chinois donnent du lustre à ces investissement majeurs : State Grid, pour l’électricité et les réseaux (50 % des actifs au Brésil), articulés à China Telecom et China Mobile ; Three Gorge pour les barrages (60 % des actifs au Brésil).

Depuis 2004, l’intensification du partenariat bilatérale et la création de la Commission sino-brésilienne de Concertation et Coopération (COSBAN), les relations économiques sont complexifiées par l’émergence des relations Sud-Sud au sein des BRICS (fin des années 2000) et l’élargissement à tous les domaines : soft power, média, militaire, spatial, financier. Les secteurs industriels du Brésil sont très impactés par la présence chinoise. Dans le même temps, les banques chinoises (China Development Bank, Bank of China, EximBank, ICBC) ont accéléré leurs prêts (plus de 30 milliards de dollars comptabilisés en 2020) au secteur pétrolier brésilien (compagnie Petrobras), suite à la découverte, de gisements off-shore (présel notamment, au large de Rio). Très vite, les opérateurs chinois vont s’associer aux brésiliens dans l’exploration et l’exploitation, ainsi que dans le soutien à la livraison d’infrastructures pétrolières.

Selon plusieurs études, confirmées par les industriels brésiliens, la rapidité des échanges et l’augmentation des importations chinoises du Brésil ont renforcé la désindustrialisation du pays. A titre d’exemple, les exportations de produits manufacturés du Brésil ont diminué de moitié entre 2005 et 2021. On assiste à une « re-primarisation » de l’économie du géant latino-américain, sur fond de forte dépendance à l’exportation de quelques produits agricoles et miniers.

L’influence de Pékin s’est structurée et diversifiée. On compte un peu plus d’une dizaine d’Instituts Confucius (dont le premier à l’Université de S o Paulo) dispersés sur l’ensemble du territoire brésilien. La promotion de l’apprentissage du mandarin et l’intensification de réseaux divers (régions, chambre de commerce, partis politiques etc.), jusqu’au lobbying, pour la promotion des échanges entre les deux pays et d’une image attractive et bonifiée de la Chine vont marquer les deux dernières décennies. Ainsi, la diaspora chinoise au Brésil s’est accrue, surtout dans les grandes métropoles et villes portuaires, mais aussi celle des brésiliens installés en Chine, dont bon nombre sont partis avec la pandémie de Covid-19.

Enfin, dans sa stratégie internationale, le groupe Huawei a su diversifier ses activités et intensifier sa présence au Brésil sur fond de révolution numérique au Brésil (moins onéreux que ses concurrents, Nokia, et Ericsson) : câbles sous-marins, fournisseur d’équipements et d’infrastructures, ventes d’appareils jusqu’à la fourniture de la 5G, stimulant les pressions américaines…Rappelons que les brésiliens sont les seconds utilisateurs de l’application TikTok derrière les chinois, dont la question des données demeure posée.

Avenir d’une relation déséquilibrée et préférences chinoises ?

Le résultat de la campagne présidentielle au Brésil sera indirectement lié au projet politique et économique de la nouvelle administration pour rééquilibrer les relations. Le ralentissement économique chinois, le rôle et l’avenir des BRICS, notamment avec la guerre en Ukraine et les vulnérabilités (environnementales, économiques et sociales) du Brésil sont autant de défis pour le prochain mandat à partir de janvier 2023.

L’accélération et l’intensification des relations bilatérales ont produit une dilatation de la sphère d’influence de la Chine dans divers réseaux et milieux économiques et politiques du Brésil, allant de partis politiques, à des accords et relations entre municipalités, régions, et secteurs économiques. Le client et/ou partenaire chinois (selon les cas) a pris une telle importance économique, que le choix politique de la présidentielle, demeurera articulé  à la dépendance de Pékin, à une heure où le Sénat brésilien et la Chambre des députés sont très marquées par la présence politique de Jair Bolsonaro.

Les observateurs sont divisés quant à la possibilité d’un candidat préféré par Pékin. Si les joutes verbales de l’actuel président à l’égard Pékin n’ont pas remis en question la re-primarisation de l’économie du Brésil, divers acteurs économiques et politiques dans les régions, notamment au Nordeste, témoignent de la forte dépendance à la Chine. Si Lula souhaite « réorienter la diplomatie brésilienne sur l’urgence climatique », son antériorité en matière de politique étrangère et l’importance des dépendances à la Chine le conduiront à clarifier sa feuille de route de politique internationale. En retour, Pékin, soja à part, souhaite diversifier ses approvisionnements (Asie centrale, Afrique etc.). Demeure la question du poids diplomatique et des ambitions du Brésil en matière de politique étrangère (accession à l’OCDE par exemple, ou politique africaine, lien avec l’Europe et les Etats-Unis, place et rang dans le sous-continent). Entre les acteurs brésiliens de l’agrobusiness, de l’industrie, les Etats fédérés les parlementaires, l’Administration fédérale reste aux prises dans ses orientations stratégiques vis-à-vis de la Chine.

C’est l’heure des choix pour le Brésil : relance de l’économie dans un contexte mondial proche de la récession, trajectoire politique de l’Amérique latine, protection environnementale, approfondissement de ses liens avec l’Europe…

Emmanuel Véron

13 octobre 2022

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