Les sentiers de la paix

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Après plusieurs préliminaires la Russie s’est résolument engagée depuis plus de trois mois sur le chemin d’une guerre d’agression, déjà globale avant d’être mondiale.

C’est impardonnable et nous, Européens, ne devons pas pardonner. 

Les Occidentaux  qui ont beaucoup péché en matière d’agression, ont appris de Keynes et Banville que, pour durer, les traités de paix, doivent se garder des excès, du chagrin et de la pitié.

S’il est trop tôt pour envisager la fin des combats en Ukraine, il importe de réfléchir aux bases d’un règlement politique du conflit et à toutes leurs conséquences.

Aujourd’hui, comme hier en 1919, nous serons à la merci de l’aveuglement d’un Wilson rentré chez lui avec un accord à l’évidence inacceptable par son Sénat, inacceptable pour les vainqueurs et inacceptable pour les vaincus.

La contemporaine galerie des dirigeants de notre monde, ceux-là qui nécessairement se pencheront sur les traités à venir, est à de rares exceptions, marquée par l’incurie et la faiblesse des équations personnelles.

Somnambulisme inquiétant.

La crispation du grand public sur les conséquences ancillaires de la guerre, ajoute à son « brouillard ». Elle masque les territoires de la partie de go universelle que nous poursuivons, globalisation oblige. Tout l’univers est autour d’un échiquier qui mélange déjà : civilisations, Histoire, culture, alimentation, économie, technologie, massacres, crimes de guerre, génocides et Hubris.

Réconcilier la froide réalité avec la peur et l’ignorance sera une gageure pour les quelques-uns à la fois dotés de raison, de pouvoir et d’influence. Les mêmes qui devront avoir don et capacité de convaincre les opinions publiques.

Le premier joueur est russe essayons de le comprendre.

Acceptons comme témoin Dostoïevski. L’immense génie qui a su incarner le sentiment russe éternel, celui de la souffrance, de la patience, des fortes passions suaves ou brutales, de la dissection des âmes a, en expert, porté ce sentiment particulier qui fait que l’attirance du russe moderne pour l’Ouest est mâtinée par l’impression d’y être un déclassé. Tandis qu’à l’Est, plus facile, il est bien le dominant, vu comme tel par les asiatiques, il est donc le conquérant naturel.

On en déduit que le grignotage sur les deux fronts géographiques est consubstantiel à l’idiosyncrasie et à la vision du peuple tout entier. Mission sacrée qui s’appuie tantôt sur un devoir d’’affrontement avec une nature hostile, tantôt sur la lutte contre les peuples agressifs de l’Ouest.

Ce qui est nouveau aujourd’hui et sans réel précédent depuis cinq cent ans, est que l’Ukraine mère sainte et orthodoxe  se sépare de la Russie pour rejoindre un autre monde : la civilisation occidentale non autocratique.

C’est bien plus qu’un coup de poignard entre peuples frères, c’est une trahison, un passage à l’ennemi.

Aussi, aujourd’hui, pour les Russes , il ne s’agit pas de ramener au bercail une brebis égarée, de récupérer des mines de charbon, des plaines fertiles ou des possessions sur la mer Noire, mais de refuser la mise en cause des mânes fondatrices de sa « civilisation ».

Là sont la racine de l’agression, c’est l’explication principale du soutien sans réserve que le peuple russe apporte et apportera à cette guerre. Il le fera jusqu’au bout, quoi qu’il puisse lui en coûter.

Dans la perspective de la paix, de ce côté-là, aucun assouplissement n’est à espérer quelques soient les circonstances militaires ou diplomatiques. Le Kremlin et les Russes ne cèderont rien.

De l’autre côté, nous les Occidentaux, de plus en plus proches de la belligérance, nous divisons en trois groupes.

 D’abord les anciens Etats-serfs de l’Union soviétique et le Royaume Uni, qui, dans leur ensemble veulent une victoire totale, une capitulation.

Par commodité et sans complète exhaustivité  leurs aspirations principales peuvent se résumer comme suit :

  • Durablement chasser la Russie de Königsberg, du golfe de Finlande, de Carélie, deTransnistrie , d’Abkhazie, d’Ossétie et de Syrie ;
  • Restaurer complètement l’intégrité territoriale de l’Ukraine, Crimée comprise ;
  • Rétablir un équilibre régional dans le Caucase et au nord  de l’Irak ;
  • Assurer une Géorgie indépendante de Moscou.

Viennent ensuite les « vieux Européens  » France, Allemagne, Italie en tête, qui, sans au fond céder sur les principes, sont prématurément à la recherche d’enjeux périphériques offrant d’établir ou de conserver un fil diplomatique utile à des négociations de paix.

Tout comme les politiques d’« appeasement »  de l’entre-deux guerres ce type d’attitude raisonnable, quelque-soit le mode de jeu retenu, est presque toujours contre-productive, elle divise votre camp et encourage l’agresseur. C’est le cas aujourd’hui.

Pas très loin derrière, les puissances majeures cultivent l’ambigüité.

Les Américains encore plus nettement co-belligérants, ne dévoilent pas leurs buts. Asservir économiquement l’Ukraine ? accentuer une vassalisation de l’Europe ? ou se désengager plus encore du vieux continent pour se réserver pour l’affrontement principal avec la Chine du Pacifique ? Dans cet affrontement une Russie très affaiblie n’aide pas les desseins yankees.

La discrétion de Pékin dans l’affaire procède du même type d’ambigüité stimulée par des difficultés internes et la prégnance du sujet Taiwanais. La gestion du temps par le régime Xi restera pour les mois, voire années à venir, focalisée sur les sujets internes, institutionnels économiques voire sanitaires. A moins que la répression des minorités Ouigours turcophones introduise, par la porte de derrière les épineux et délicats sujets de la vieille route de la soie, souvenons-nous de Talas !  

Car, en effet, un autre joueur est autour de la table. L’Empire  ottoman est assis sur le divan et attend son tour. Il n’est pas aujourd’hui seulement présent en Thrace et en Anatolie, il considère qu’il est à l’avant-garde d’un immense peuple turc qui occupe l’Asie centrale, qu’il est donc mitoyen de la Chine, de L’Inde et de l’Iran, tous pays aux ambitions impériales qui sont par nature, alliés, voisins, concurrents, adversaires ou ennemis.

Ce joueur ajoute une complexité forte dans un jeu qui l’est déjà ad nauseam.

 Souvenons-nous qu’une des cibles d’Erdogan est le Traité de Lausanne !

Ainsi paradoxalement les ambitions russes visant à la refondation de l’empire soviétique ont réveillé en Asie d’autres impérialismes concurrents.

Il serait sage pour tous les européens d’aider le plus possible les Ukrainiens à mener une guerre réaliste intelligente et victorieuse, la plus coûteuse possible pour les Russes. Tout en stimulant d’éventuels adversaires qu’ils soient en Biélorussie, dans le Caucase, en Asie centrale ou en extrême orient.

Richelieu a su, durant la guerre de trente ans, utiliser l’impérialisme suédois pour réduire l’Allemagne. Sa réussite est pour nous européens un bel et bon exemple quatre cents ans plus tard.

Pierre Brousse

Paris Le 12 juin 2022.

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