Les Arabo-musulmans apportent le papier en Occident : la bataille de Talas en 751 (2/2)

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Par Kevan Gafaïti, le 9 juin 2022 

ThucyBlog n° 224 – Les Arabo-musulmans apportent le papier en Occident : la bataille de Talas en 751 (2/2).

Image: Miniature kashmiri du XIXe siècle montrant la préparation de la pâte de papier et du papier (British Library).

Le papier est un des éléments les plus utilisés dans notre société et au quotidien, malgré un monde de plus en plus numérique. Il y a fort à parier qu’une feuille de papier, un carnet ou un cahier soit actuellement sur votre bureau. Cet objet universel et vecteur de savoir a une origine ancienne et lointaine, puisque ce sont les Chinois qui l’ont découvert il y a plus de 2000 ans. L’invention du papier viendrait de Cai Lun, haut fonctionnaire de la cour impériale chinoise pendant la dynastie des Han orientaux, au Ier siècle après JC, si ce n’est encore avant.

La diffusion arabe du papier dans le monde

Les Arabo-musulmans apprennent grâce aux Chinois à fabriquer du papier. Très vite, des papeteries émergent dans le monde arabo-musulman (A) et arrivent en Andalousie. Quelques siècles après, les Européens bénéficient aussi de cette transmission du savoir (B).

L’établissement de papeteries dans le monde arabo-musulman

Selon l’historien arabe Abu Mansur al-Tha’alibi, le commandant des forces abbassides à Talas, Ziyad ben Salih, introduit très rapidement des ateliers de papeterie à Samarcande[1]. La ville qui vient d’être capturée par les Abbassides devient alors un centre de production de papier pour l’empire arabo-musulman, avant de se diffuser plus largement.

Dès 795, Jafar ben Yahya Barmaki, qui est le vizir persan du calife Harun ar-Rashid, fait ouvrir une fabrique de papier à Bagdad, capitale du califat islamique[2]. A peu près à la même période, Al-Fadl ibn Yahya, haut fonctionnaire et membre de l’influente famille barmécide, encourage l’utilisation du papier dans tous les documents officiels, les correspondances califales et les ouvrages savants[3].

Les Arabo-musulmans font ainsi leur la production du papier, qui devient une activité lucrative et répandue dans l’empire. Le linguiste et commerçant persan Ahmad ibn Abi Tahir écrit comment le Souk de Bagdad voit fleurir des librairies et papeteries, notamment dans le Souk al-Warraqin.

De plus, un manuscrit grec aujourd’hui conservé dans la bibliothèque du Vatican est considéré comme l’écrit le plus ancien couché sur du papier de production arabe. Texte d’enseignements religieux, ce document date d’environ 800 et a été produit à Damas. Il s’agit ici du signe que la production de papier s’étend rapidement dans l’Empire mais que surtout, elle est ouverte à toutes les communautés sans être limitée à la bureaucratie califale. Des chrétiens vivant dans le califat ont ainsi pu bénéficier du précieux support[4].

Le papier arabe continue son voyage et détrône le papyrus égyptien. Sa production se retrouve aussi au Caire au Xème siècle et est présente dans tous les marchés musulmans[5]. La production de papier poursuit son périple dans l’extrémité occidentale du califat. L’émir ziride al-Mu’izz ibn Badis évoque la production du papier dans son ouvrage ‘Umdat al-Kuttab, ou Livre des Scribes. Son règne s’étend de 1016 à 1062, attestant ainsi de la présence de papeteries dans l’actuelle Tunisie et Algérie au début du XIème siècle. La fabrication de papier pousse jusqu’au Maroc et au sud de l’Espagne, alors inclus dans le califat islamique dans cette région appelée Al-Andalous. Le continent européen connaît le premier atelier de papeterie en 1056 dans la ville de Jativa, au sud-est de l’Espagne[6].

Les terres chrétiennes sont alors très proches de recevoir le secret du papier des mains des Arabo-musulmans.

La diffusion du papier en Occident

La première papeterie en Europe voit le jour en 1056 à Játiva, au sud-est de l’Espagne alors musulmane[7]. Le continent européen bénéficie de la présence arabo-musulmane en Andalousie et a enfin lui aussi des centres de production du papier. La diffusion du papier en Europe se réalise alors à grande vitesse.

Déjà, l’UNESCO atteste que l’usage le plus ancien de ce papier européen date d’au plus tard 1080 : “les feuillets en papier du missel mozarabe du Monastère de Santo Domingo de Silos sont considérés comme les premiers échantillons de papier européen. Les caractéristiques paléographiques du texte, le fait qu’il corresponde à la liturgie mozarabe, abolie en Espagne en 1080 sous le pontificat de Grégoire VII, en situent la date de fabrication à cette dernière année au plus tard[8]. La technique du papier apporté par le califat d’Al-Andalus bénéficie donc aussi à des non-musulmans, puisque le missel est un livre liturgique catholique.

Le papier commence aussi à être utilisé en Italie à la fin du XIème siècle, en Sicile notamment, où les Normands s’inspirent des procédés du califat islamique. Un point majeur de production du papier se développe aussi en 1276 à Fabriano, au centre de l’Italie.

Les Européens améliorent même la technique arabo-musulmane de la papeterie et réduisent les coûts de fabrication. Les grandes villes italiennes exportent aussi leur papier en Espagne et dans le nord de l’Afrique. Vers le milieu du XVIème siècle, les chancelleries du califat en Afrique du Nord utilisent le papier européen[9].

Il faut attendre l’avancée de la Reconquista, vers le milieu du XIIIème siècle pour que l’Espagne chrétienne possède enfin ses centres de production du papier, qui sont en fait ceux pris aux Arabo-musulmans. Même à ce moment, les dirigeants chrétiens se cantonnent à protéger leurs nouveaux sujets musulmans qui conservent la technique de fabrication du papier. Ces mudéjars (de l’arabe مدجّن, pour domestique, ou domestiqué), sont alors priés de continuer leur lucrative activité, notamment à Játiva[10].

L’Europe chrétienne reçoit enfin pleinement les secrets de fabrication du papier. Le contact avec le califat islamique y joue le rôle principal, d’où la localisation des premières papeteries européennes (en Espagne et en Italie).

Après le sud de l’Europe, vient le papier s’offre à de nouveaux territoires. Au XIVème siècle, le commerçant Ulman Stromer observe les papeteries italiennes et en construit une au nord des Alpes, à Nuremberg[11]. Le Saint Empire Romain Germanique, correspondant aujourd’hui peu ou proue à l’Allemagne, apprend à son tour à fabriquer le papier. Quelques années plus tard, un certain Johannes Gutemberg, lui aussi sujet du Saint Empire Romain Germanique, découvre une invention qui va changer l’Humanité et la diffusion du savoir : l’imprimerie.

Ainsi, le papier est d’origine chinoise et le califat abbasside en fait la connaissance à Talas en 751. Il se propage dans tout le califat et aussi sur le continent européen. Le monde musulman a donc servi de connecteur de savoir et de technologie entre le monde chinois et le monde européen. Cette relation se retrouve même aujourd’hui. En langue française, une rame de papier vient de l’arabe rizma, pour “empaqueter”, ou “un paquet de chiffons”. Le mot papier est d’ailleurs attesté en français dès le XIIIème siècle, ce qui correspond bien à la période de contact avec le papier andalous[12].

Il faut attendre environ cinq siècles pour que l’Europe chrétienne découvre le papier chinois, par l’entremise du califat islamique. Il faut encore quelques siècles pour que l’imprimerie soit inventée. Et grâce à cette transmission du papier, l’Europe peut alors connaître sa grande révolution scientifique et intellectuelle qui ouvre le chapitre de la Renaissance[13].

[1] Idem, §6.

[2] Clot André, « VII – L’Inde des Grands Moghols », dans : , Les Grands Moghols. Splendeur et chute (1526-1707), sous la direction de Clot André. Paris, Plon (programme ReLIRE), « Hors collection », 1993, p. 206-265

[3] Ibn Khaldoun, Muqadimma, traduction de Franz Rosenthal, Chapitre 30 : The craft of book production, p. 536.

[4] Bloom Jonathan, Revolution by the Ream, A History of Paper, Aramco World, Volume 50, n3, mai/juin 1999, §§11-14.

[5] Thomas F. Glick, Steven John Livesey, Faith Wallis, Medieval Science, Technology and Medicine: An Encyclopedia, Routledge, 2005, p. 383.

[6] Ibid, §§21-22.

[7] Bloom Jonathan, Revolution by the Ream, A History of Paper, Aramco World, Volume 50, n3, mai/juin 1999, §22.

[8] Crespo, Carmen La Préservation et la restauration des documents et ouvrages en papier : une étude RAMP, accompagnée de principes directeurs / rédigée par Carmen Crespo et Vicente Vinas [pour le] Programme général d’information et UNISIST. – Paris : Unesco, 1986. – VI, 117 p. ; 30 cm (PGI-84/WS / 25), p. 2.

[9] Ibid, §24.

[10]  Thomas F. Glick, Steven John Livesey, Faith Wallis, Medieval Science, Technology and Medicine: An Encyclopedia, Routledge, 2005, p. 383.

[11] Bloom Jonathan, Revolution by the Ream, A History of Paper, Aramco World, Volume 50, n3, mai/juin 1999, §1.

[12] Vallet Odon, « Le papier, du papyrus à la paperasse », Les cahiers de médiologie, 1997/2 (N° 4), p. 59-61, §7.

[13] Bonnet-Bidaud Jean-Marc, « La science chinoise », dans : Thomas Lepeltier éd., Histoire et philosophie des sciences. Auxerre, Éditions Sciences Humaines, « Petite bibliothèque », 2013, p. 30-38, §3.

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