La guerre du droit dans le conflit ukrainien (3/3)

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ThucyBlog n° 229 – La guerre du droit dans le conflit ukrainien (3/3).

Crédit photo : Just Click’s With A Camera (domaine public).

Par Serge Sur, le 27 juin 2022
Professeur émérite de l’Université Panthéon-Assas, Membre de l’Institut (Académie des Sciences morales et politiques)

Droit humanitaire et Cour pénale internationale

Le droit de la guerre, ou jus in bello, est devenu, on l’a dit, droit humanitaire. Il a vocation à l’universalité. Il contient des obligations absolues, indérogeables, dont la violation ne saurait justifier la réciprocité. Il appartient aux Etats de le respecter et de le faire respecter. Ce droit est à la fois nécessaire et insuffisant. Nécessaire parce que la guerre porte en elle le crime. Insuffisant parce sa mise en œuvre repose avant tout sur la bonne volonté des belligérants. La répression de ses violations, lorsqu’elle existe, arrive trop tard, après la bataille.

Depuis la création de la Cour pénale internationale par le Statut de Rome en 1998, une juridiction internationale pénale est chargée de la poursuite et de la condamnation des auteurs de crimes internationaux, crimes de guerre, crimes contre l’humanité et génocide. Il s’agit de poursuites à l’encontre des individus – et non des Etats – suspectés d’en être coupables. On peut ajouter que la CPI est également en charge des poursuites contre les individus, chefs d’Etat compris, responsables d’actes d’agression, crime contre la paix. La CPI doit néanmoins être compétente sur la base du consentement des Etats à sa juridiction, dans des conditions assez complexes, dont le détail ne nous intéresse pas ici. Peut-elle en l’occurrence exercer sa juridiction, dans quelles conditions et avec quelle efficacité ?

–  La compétence de la CPI. Ni la Russie ni l’Ukraine ne sont parties au Statut de Rome. En revanche, l’Ukraine, sans devenir partie, a émis une déclaration unilatérale, conforme à son statut, par laquelle elle reconnaît la juridiction de la Cour pour les crimes internationaux commis sur son sol[1]. Une limite est celle du crime d’agression, qui n’est pas visé par la déclaration ukrainienne. Les dirigeants russes ne relèvent donc pas à ce titre de la juridiction de la CPI. La déclaration ukrainienne se situe dans le contexte de l’annexion de la Crimée et de la présence plus ou moins dissimulée à l’époque de troupes russes sur le sol du pays. Cette déclaration peut aujourd’hui trouver application, et la CPI y consent, avec l’appui des membres de l’Union européenne, dans l’ensemble grands soutiens de la Cour.

Quant aux Etats-Unis, non seulement ils ne sont pas parties au Statut de Rome, mais en outre ils combattent la CPI et rejettent vigoureusement toute éventuelle poursuite de citoyens américains devant elle[2]. Ils sont donc en l’occurrence plus discrets, tandis que la Russie conteste évidemment la compétence de la Cour. Là encore, c’est l’occasion d’un différend juridique qui ne comporte pas de solution assurée, ni même probable. Malgré cela, quelle peut être l’action de la Cour ? Elle dispose a priori d’un pouvoir d’enquête.

–  Les enquêtes. L’Ukraine dénonce les crimes de guerre imputables à des militaires russes, des crimes contre l’humanité et même un génocide. Elle n’est pas suivie sur ce dernier point par les pays occidentaux, qui condamnent en revanche les autres crimes internationaux commis par des Russes. Le procureur de la CPI a décidé l’ouverture d’une enquête. Aux termes du Statut, la compétence de la Cour est complémentaire de celle des Etats parties, de sorte qu’elle ne s’exerce que si ceux-ci ne la mettent pas en œuvre. Or l’Ukraine a engagé nombre de poursuites sur la base de crimes allégués, mène ses propres enquêtes et juge même un soldat russe capturé.

Dans ces conditions, les enquêtes de la CPI sont-elles fondées ? On peut noter que plusieurs pays membres de l’Union européenne se sont engagés à l’appui de la Cour. Ils lui apportent un soutien logistique, technique et médical pour établir la réalité des faits qui peuvent être qualifiés de crimes internationaux. Il y a là une interprétation large de la complémentarité, qui s’exerce en l’occurrence en matière d’enquêtes. Il est clair en revanche que la priorité dans les poursuites et le jugement appartient à l’Etat territorial, et que la CPI ne pourra se prononcer, éventuellement, qu’en l’absence de poursuites ukrainiennes. Au-delà de la question juridique, on peut relever que la CPI ne dispose pas à elle seule des moyens humains et matériels lui permettant de conduire des enquêtes efficaces[3].

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–  Le jugement. Nous touchons là à une infirmité fondamentale de la CPI. Elle ne peut juger en l’absence des accusés, par défaut ou par contumace. C’est une formule inspirée du droit anglo-saxon, par opposition au droit continental, le droit français par exemple. Si intervient un jugement par contumace, il n’est pas exécutoire et dans l’hypothèse où l’accusé est capturé, il est rejugé. Ses droits sont donc pleinement préservés, et il est préférable de lancer un mandat d’arrêt international sur la base d’un jugement plutôt que d’une simple accusation. Car le risque est que la justice ne se borne à l’accusation. Celle-ci est largement médiatisée, de sorte que l’accusé est en fait condamné avant d’avoir été jugé. Il y a là un détournement de la justice, un élément d’instrumentalisation du droit que de clamer à haut et à cri la commission de crimes internationaux dont on ne peut saisir les auteurs supposés.

S’y ajoute un élément de discrimination, parce que dans certains cas la justice met en œuvre plus de moyens que dans d’autres. Le Procureur est en mesure de maîtriser le périmètre des accusations et ainsi de les orienter. La justice internationale a été très prudente à propos de l’Afghanistan, de l’Iraq, de la Palestine, alors qu’auraient pu être mis en cause des pays occidentaux. Il en résulte une perception négative d’une justice qui semble choisir ses cibles en oubliant les autres. On opposera que, de façon générale, la CPI ne dispose que de moyens insuffisants, qu’elle n’est pas appuyée sur une police capable de conduire des enquêtes et de se saisir des accusés. Faiblesse constitutive, là encore, de la CPI. Il y a peu de chances pour que les responsables de crimes internationaux en Ukraine soient un jour attraits devant la Cour. En attendant, les accusations prospèrent, mais sans caractère dissuasif.

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Faut-il conclure à une nuit du droit international dans une affaire comme le conflit ukrainien ? Comme on l’a vu, le droit y est au contraire omniprésent, pour la qualification de l’agression, pour l’exercice de la légitime défense dont l’édiction de sanctions sans emploi de la force armée, pour les actions judiciaires. L’Ukraine a su saisir et utiliser toutes les ressources juridiques à sa disposition. Ce sont des régimes juridiques alternatifs qui entrent en action lorsque sont constatées des violations du droit. Surtout, la sortie du conflit passera, d’une manière ou d’une autre, par le droit, que ce soit sous la forme d’un cessez-le-feu, d’un armistice, d’un règlement de la paix. Tout au long du XXe siècle, confronté à des violations majeures, le droit international a démontré sa résilience. Il en est ressorti renforcé. On ne saurait lui demander de réaliser ce qu’il ne peut donner par lui-même. Dans les droits internes, les codes pénaux n’empêchent pas à eux seuls les crimes. Nombre d’entre eux demeurent impunis voire inconnus. Dans la pratique internationale, le droit n’est pas davantage violé que ne le sont les droits internes dans leur domaine de validité. Simplement, ses violations sont plus spectaculaires et de plus grande portée. Mais il finit toujours par retrouver son chemin.

[1] Déclaration de l’Ukraine, 8 septembre 2015, sur la base de l’article 12 du Statut de Rome. La compétence de la Cour s’étend à l’ensemble des crimes de guerre commis sur son sol depuis 2014. Sur un autre registre, l’Ukraine a également saisi la CIJ, contre la Russie et non contre des individus.

[2] Julian Fernandez, La politique juridique extérieure des Etats-Unis à l’égard de la CPI, Pedone, 2010.

[3] La même observation peut être faite au sujet d’une enquête sur la question décidée par le Conseil des droits de l’homme.

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