Conflit en Ukraine :Quel rôle pour la justice pénale internationale 1/2

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Par le Pôle Justice pénale internationale du Centre Thucydide (Sandrine de Sena, Andréa Feuillâtre, Insaf Rezagui, Johann Soufi et Marie Wilmet)

Source: ThucyBlog n°207

Le 28 février dernier, le Procureur de la Cour pénale internationale, Karim Khan, annonçait son intention d’ouvrir une enquête au regard de crimes de guerre et crimes contre l’humanité qui auraient été commis sur le territoire ukrainien. L’ouverture de cette enquête doit permettre de mettre en lumière la preuve de la commission de ces crimes dans le but d’établir les responsabilités pénales individuelles. Cependant, face au rejet de la légitimité de la Cour par la Russie de Vladimir Poutine, quel rôle peut avoir la Cour pénale internationale dans la situation ukrainienne ?

L’Ukraine et la Russie ne sont pas parties au Statut de Rome. De ce fait, le Bureau du Procureur (BdP) fonde sa compétence sur deux déclarations ad hoc émises en 2014 et 2015 par les autorités ukrainiennes sur le fondement de l’article 12-3 du Statut. Celles-ci furent émises dans le cadre de la guerre dans le Donbass et de l’annexion de la Crimée par la Russie mais permettent aujourd’hui au Procureur d’élargir le cadre géographique de son enquête à l’intégralité du territoire ukrainien.

Si depuis 2014, le BdP fut très critiqué face à sa lenteur dans la gestion du dossier ukrainien, la guerre menée par la Russie l’a contraint à prendre en main ce dossier. Lors de l’annonce de l’ouverture de son enquête, le Procureur s’est dit convaincu que des crimes de guerre et crimes contre l’humanité avaient été commis. Pour confirmer l’ouverture de son enquête, Karim Khan devait alors obtenir l’autorisation des juges de la Chambre préliminaire ou le renvoi de l’affaire par un ou plusieurs Etats parties. La seconde option sera privilégiée. Début mars, de manière inédite, 41 Etats – dont l’intégralité des pays membres de l’UE – ont renvoyé la situation au BdP, démontrant l’adhésion d’une partie de la société internationale au droit international comme vecteur de paix.

Si cette enquête pourrait être une priorité pour Karim Khan, ce dernier n’a pas caché ses craintes face au peu de moyens humains et financiers de son Bureau. Dans sa déclaration d’ouverture d’une enquête, il s’est adressé directement aux Etats afin d’obtenir un soutien de leur part. Cette aide est primordiale pour permettre de récolter les preuves et les témoignages nécessaires à l’établissement des responsabilités pénales. Plusieurs Etats ont d’ores et déjà répondu à cet appel, en promettant un soutien financier exceptionnel à la situation ukrainienne ainsi que la mise à disposition d’experts nationaux pour prêter main forte au BdP. On notera, par exemple, les récentes déclarations de la France, du Royaume-Uni, ou encore de l’Irlande à ce sujet.

Une enquête caractérisée par une multiplicité d’acteurs

La qualité de l’enquête réalisée sera décisive dans les choix de poursuite effectués par le Procureur. En effet, ces derniers dépendront non seulement des faits en cause mais aussi – et surtout – des éléments de preuve recueillis. Or, en raison de l’ampleur de la situation et l’environnement difficile dans lequel il devra opérer, le Procureur a déjà souligné l’importante tâche à laquelle son Bureau devra faire face pour garantir que « the full range of documentary, digital, forensic and testimonial evidence is drawn upon as part of [its] investigations ». La plateforme en ligne destinée à contacter directement les enquêteurs a ainsi été mise en avant sur la première page du site de la CPI.

Au soutien de l’enquête de la CPI, les initiatives de collecte de preuve tant publiques que privées ne manquent pas. Outre les rapports d’ONG telles que Human Rights Watch ou Amnesty international, plusieurs acteurs indépendants ont collecté des informations. Dans un contexte de désinformation massive, le Procureur devra s’assurer de la qualité des informations collectées. Un soin particulier devra être apporté à l’authentification des photos et vidéos, mais aussi à la crédibilité des témoins qui, s’adressant à des interlocuteurs différents, risquent de fragiliser leurs déclarations.  La création d’un Fonds d’affectation spéciale pour les technologies avancées et les capacités spécialisées contribuera certainement à cet effort. Il faudra en outre espérer, aux côtés de la représentante ukrainienne, que la Commission d’enquête instaurée par une résolution du Conseil des droits de l’homme de l’ONU le 4 mars dernier, agisse comme « un complément important au travail de la Cour pénale internationale avec des informations claires et fiables ». Une coopération efficace au niveau international mais aussi national, avec les autorités de l’asile notamment, pourrait, dans une certaine mesure, alléger certaines difficultés rencontrées par le BdP.

La qualification des faits

A l’issue de l’enquête, le BdP devra se prononcer sur la qualification des faits observés depuis le 21 novembre 2013 au regard des incriminations du Statut de Rome. Si Karim Khan a d’ores et déjà déclaré qu’il existait une base raisonnable de croire que des crimes de guerre et crimes contre l’humanité ont été commis sur la base des conclusions de l’examen préliminaire, il n’a pas écarté d’inclure de nouveaux chefs d’accusation au vu des développements récents.

Les opérations militaires en cours s’inscrivent dans un conflit armé international opposant l’Ukraine et la Russie depuis 2014. L’élément contextuel présupposant la qualification de crime de guerre semble donc satisfait. De nombreux commentaires ont examiné la commission alléguée de crimes de guerre par les forces russes (voir par exemple ici ou ici) citant notamment des attaques dirigées de manière intentionnelle contre les biens ou la population civile. Les informations disponibles sur le traitement des prisonniers de guerre russes par les forces ukrainiennes portent également à croire que certains actes pourraient être qualifiés de crimes de guerre. Le BdP devra également évaluer l’incidence sur la qualification des crimes de la prolifération d’acteurs sur le terrain au statut ambigu en droit international humanitaire, tels que la levée en masse de civils ukrainiens, l’intervention de combattants étrangers ou encore de mercenaires du groupe Wagner.

Nombre des éléments envisagés ci-dessus pourraient également être poursuivis en tant que crimes contre l’humanité. Pour ce faire, le BdP sera tenu de démontrer que les actes ont été commis dans le cadre « d’une attaque généralisée ou systématique » lancée contre la population civile « en application ou dans la poursuite de la politique d’un État ». Au vu de l’étendue géographique des incursions russes dans l’Est de l’Ukraine et de la similarité des attaques, l’enquête pourrait confirmer le caractère généralisé et/ou systématique de ces dernières. Le Procureur aura cependant la difficile tâche de définir la politique de l’Etat russe et devra faire un choix : limiter cette définition au contexte ukrainien ou envisager cette attaque dans une politique plus large visant les territoires de l’ex-URSS. L’enquête en cours dans la situation géorgienne, et la requête récente de délivrance de mandats d’arrêt dans cette dernière, semble indiquer que cette seconde option pourrait être privilégiée par le BdP.

Si les Russes et les Ukrainiens s’accusent mutuellement de fomenter un génocide, il est peu probable que l’enquête de la CPI soit étendue à ce chef d’accusation. Jusqu’à présent, cette qualification n’a été retenue que dans une affaire. La Cour n’a accepté de confirmer des charges reposant sur un tel crime que pour l’ancien président du Soudan, Omar Al-Bashir. En effet, le Statut de Rome – tout comme la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide – impose d’apporter la délicate preuve d’une intention génocidaire. Autrement dit, il s’agirait ici de démontrer l’existence d’une volonté de détruire en tout ou partie, un groupe national comme tel. Bien que le Procureur ait souligné son impartialité et son intention d’élargir son enquête à toute nouvelle allégation de crime relevant de la compétence de son Bureau, sa déclaration d’ouverture d’enquête ainsi que son rapport de 2020 sur ses examens préliminaires ne mentionnent nullement cette infraction.

La prochaine étape consistera à identifier les individus à l’encontre desquels le Procureur souhaiterait engager des poursuites pour les crimes commis en Ukraine. Le président russe Vladimir Poutine, le ministre de la Défense Sergueï Chouïgou et le chef de l’Etat-Major des forces armées Valéri Guérassimov pourraient être mis en cause sur la base de l’article 28 du Statut de Rome consacrant la responsabilité des supérieurs hiérarchiques. Cependant, comme le démontre l’affaire Bemba, apporter la preuve de ce mode de responsabilité pose de nombreuses difficultés, notamment pour le lien de subordination ou les mesures nécessaires et raisonnables prises par le supérieur. D’autres modes de responsabilité pénale – par exemple le fait d’avoir encouragé la commission des crimes – ne devront donc pas être délaissés par le BdP.

Une question majeure subsiste cependant : quelle sera la place du crime d’agression dans la réponse apportée par la justice pénale internationale ? Au vu des éléments factuels, les récents évènements semblent former un cas d’école pour la qualification de ce quatrième crime international inclus dans le Statut de Rome. Comme le démontrera la seconde partie de ce billet, la poursuite du crime d’agression est en réalité bien plus complexe.

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