Images de sciences : Euphysetta lucani, les danseurs de verre de l’océan

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Un spécimen d’Euphysetta lucani. Philippe Elies / Valentin Foulon / Natalia Llopis Monferrer/PIMM – LEMAR/UBO/CNRS Photothèque, Fourni par l’auteur

Natalia Llopis Monferrer, Ifremer et Valentin Foulon, Ifremer

Voici Euphysetta lucani, un danseur étoile de la compagnie des Rhizaria. Habituellement présent sur scène dans les profondeurs de l’océan, ce spécimen a été aperçu et collecté en surface, entre deux eaux de l’Atlantique nord. S’il ne mesure que 250 microns, le rôle de cet animal planctonique unicellulaire dans les écosystèmes marins pourrait être fondamental.

Les Rhizaria sont des animaux microscopiques du plancton marin, constitués d’une seule cellule. Hétérotrophes (c’est-à-dire qu’ils se nourrissent d’autres organismes ou de matière organique), ils flottent dans la colonne d’eau et peuvent coloniser toutes les profondeurs, de la surface jusqu’aux abysses. La plupart utilisent le silicium dissous dans l’eau pour construire un squelette en silice (SiO2), autrement dit, en verre. Ils ne sont pas les seuls à le faire : les diatomées (microalgues unicellulaires réalisant la photosynthèse dans les couches de surface des océans) et environ 80 % des éponges (animaux multicellulaires vivants accrochés au fond marin) présentent aussi cette particularité.

Chaque espèce de Rhizaria produit sa propre forme de squelette. Nous pouvons ainsi les identifier, et découvrir une galerie architecturale très variée. D’apparence très fragile, ces squelettes s’avèrent cependant être très résistants dans le temps et se retrouver à l’état fossile. C’est ainsi que l’on suppose que les Rhizaria ont été un des premiers protistes à peupler l’océan il y a 760 millions d’années.

L’évolution des organismes silicifiés (diatomées, Rhizaria et éponges marines) a façonné le cycle du silicium au cours des temps géologiques. Durant la période du Cambrien (il y a 500 millions d’années), certains Rhizaria silicifiés contrôlaient, aux côtés des éponges, la production de silice biogénique (c’est-à-dire fabriquée par des organismes vivants) dans les océans. Plus tard, il y a 186 millions d’années, au Mésozoïque, l’apparition des diatomées a engendré une transition sans précédent de l’utilisation de cet élément chimique. Ces microalgues devinrent les principales contributrices au cycle de silicium contemporain, grâce à leur meilleure capacité à incorporer la silice dissoute. Elles sont de ce fait devenues le sujet d’étude privilégié des scientifiques biogéochimistes.

Les Rhizaria offrent de nouvelles pistes d’études

Dans la communauté scientifique, de nouveaux résultats viennent régulièrement modifier, complexifier, parfois bouleverser la chronologie de ces grandes successions. La grande histoire des silicifiés n’est donc pas figée et évolue à mesure des nouvelles découvertes. Bien que les Rhizaria sont activement étudiés par les micro-paléontologistes pour reconstituer les conditions environnementales du passé, on ne sait finalement que très peu de choses sur le mode de vie de ceux qui peuplent nos océans modernes, notamment car ils sont très difficiles à maintenir en culture au laboratoire. Dans le même temps, les changements globaux actuels nous poussent à mieux étudier et décrire le rôle de l’ensemble des acteurs des grands cycles biogéochimiques, dont le cycle du silicium. C’est ainsi que l’on observe depuis quelques années un regain d’intérêt pour les Rhizaria.

Des études récentes, en particulier dans les zones profondes, suggèrent que les Rhizaria pourraient jouer un rôle essentiel dans la production de silice biogénique. Pourtant, jusqu’à présent, les estimations de leur contribution sont restées très spéculatives.

Afin de générer les premières estimations de la contribution des Rhizaria à la production mondiale de silice biogénique, les chercheurs ont collecté des échantillons de plancton sur les océans du globe. En se concentrant sur deux groupes principaux de Rhizaria (les Polycystines et les Phéodaires), notre équipe a mené des expériences en utilisant du silicium marqué pour mesurer les taux de production de silice des organismes. L’expérience est simple : les Rhizaria sont récoltés grâce à un filet à plancton de maille très fine (64µm). Ils sont ensuite placés vivants dans des aquariums contenant un radio-isotope du silicium (32Si) pendant 24 heures. De retour au laboratoire, un scintillateur mesure la quantité de silice marquée contenue dans les Rhizaria, permettant de déterminer un taux d’absorption.

En combinant les résultats de nos expériences avec des données publiées précédemment sur l’abondance des Rhizaria dans les zones étudiées, nous avons découvert qu’ils pourraient être responsables d’un cinquième de la quantité totale de silice produite par les organismes océaniques à l’échelle planétaire.

Ces résultats remettent en question l’idée établie selon laquelle les diatomées ont un contrôle total sur le cycle du silicium océanique actuel. Or, ce processus est couplé à d’autres phénomènes essentiels pour la régulation du climat, tels que la pompe biologique de carbone qui capture le CO2 atmosphérique pour le piéger dans les profondeurs océaniques. L’étude des Rhizaria contribue alors à la compréhension globale du fonctionnement de notre planète et nous offre sous le microscope des silhouettes qui éveillent l’imaginaire.

Natalia Llopis Monferrer, Ingénieure de recherche (Université de Brest), Ifremer et Valentin Foulon, Ingénieur de recherche (ENIB), Ifremer

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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